Lire des recensions d’ouvrages me déprime. C’est à se demander pourquoi vous lisez ceci.
J’ai rencontré Razmig Keucheyan dans un évènement organisé par l’UPop Montréal et Lux où j’avais la chance de massacrer son prénom en animant. À l’entendre ce soir là je me suis dit : ça vaut surement la peine de lire son Hémisphère gauche.
Son bouquin prétend tracer une cartographie des pensées critiques. Pas une mince entreprise. Pourtant, dans l’ensemble, une belle réussite. Keucheyan synthétise très habilement des pensées complexes. Si j’avais à conseiller un ouvrage à une personne qui veut découvrir la pensée politique contemporaine sans avoir un immense bagage théorique, je voterais Razmig.
Bien sûr, tout n’est pas parfait. Il y a des oublis, mais c’est beaucoup moins européocentriste que ce à quoi on pourrait s’attendre d’un Français. Il y a aussi une tentative typologique des intellectuels qui me semble un peu vite faite pour être vraiment intéressante, mais elle peut être utile pour mieux saisir la pensée de l’un ou l’autre.
Ce que cet ouvrage apporte de vraiment bien, c’est la vue d’ensemble. Quand on comprend où est tout le monde, on peut esquisser une image générale et, éventuellement, mieux se situer soi-même.
C’est peut-être ce vol d’oiseau qui a déçu Foglia (La Presse, 12-04). Quand on voit de haut, on voit les trous. Eh non, les penseurs critiques qu’on y trouve n’ont pas de projet pour faire une nouvelle société. En effet, c’est plutôt désespérant de voir que le monde intellectuel de gauche a bien changé. Comme le dit Keucheyan, des intellectuels qui sont également des personnages politiques, c’est rare comme de la marde de García Linera (l’actuel vice-président bolivien qui est recensé dans l’ouvrage). La politique a l’avantage de forcer les gens à proposer quelque chose.
À la défense des intellectuels de gauche, il faut d’abord dire que Keucheyan a laissé de côté les quelques rares qui proposent de nouvelles options : Murray Bookchin et son municipalisme libertaire; l’économie participative d’Albert et Hahnel, la démocratie générale de Takis Fotopoulos… À sa défense il faut dire que ces auteurs sont tellement ignorés par tout le monde qu’on peut difficilement les considérer dans les ligues majeures. Dans le merveilleux monde académique, si vous n’êtes pas cités vous n’existez pas. C’est comme dans les médias, parlez-en en bien ou en mal, mais parlez-en.
Je ne crois pas pour ma part qu’il suffise d’exprimer « ce besoin désespéré d'un monde autre » que Foglia et moi souhaitons pour pouvoir ensuite se payer le luxe de désespérer face à l’absence de projet politique à gauche. Foglia m’embête et m’a toujours embêté. Je n’arrive pas à comprendre comment ça se fait que quelqu’un avec qui je suis très souvent d’accord écrive dans La Presse et se dise, par surcroit, que c’est suffisant. Non pas que je voudrais qu’il arrête d’écrire, loin de là, mais je n’ai jamais trop compris son rapport à l’action politique qui me semble la conséquence si évidente du désir qu’il exprime. Si (presque) personne n’a écrit sur la société à construire, pourquoi on s’attèlent pas à y réfléchir et à le faire?
N’empêche, sa recension avait l’avantage d’être compréhensible, contrairement à ce qu’on lisait dans Le Devoir (01-08). Je ne connais pas monsieur Lapierre, mais pourquoi « Belles ivresses de gauche déçues »? C’est quoi ce titre? Depuis quand la pensée politique de gauche est une ivresse? L’école de Francfort c’est quoi alors? Un groupe de AA philosophique? Non mais.
Si l’ouvrage de Keucheyan fait quelque chose c’est bien nous montrer à quel point ces pensées ne sont pas qu’un délire, mais bien qu’elles émergent de programmes de recherche sérieux et importants. Qu’elles sont en dialogues les unes avec les autres. À sa décharge, M. Lapierre n’a peut-être pas choisi son titre. Ça arrive dans les journaux chics. Il a cependant écrit le reste du texte qui est une série de noms d’auteur-es casés ici et là au hasard de longues phrases alambiquées. Au revoir cartographie et systématisme, bonjour ésotérisme.
De peur de sombrer dans la même eau vaseuse, je réduirai mon commentaire à sa plus simple expression : lisez Hémisphère gauche, ce livre m’a appris des choses.
- KEUCHEYAN, Razmig, Hemisphère gauche : une cartographie des nouvelles pensées critiques, Montréal : Lux, 2010, 335 p.
par Simon Tremblay-Pepin, Chercheur à l’IRIS