Les valeurs de qui? Le nationalisme au Canada anglais et au Québec
TRADUIT par David-Marc Newman
Dès que les premiers détails de la Charte des valeurs québécoise ont été divulgués dans les médias il y a quelques semaines, il y a eu une volée de condamnation à travers le reste du Canada (ROC). La dénonciation universelle par les grandes entreprises médiatiques n’est égalée que par les nombreuses pétitions qui circulent dans les médias sociaux réclamant une fin à cette démonstration de racisme québécois. Quel moment heureux quand les articles du National Post et du Globe and Mail ressemblent énormément à ceux des militants dans les médias sociaux!
Un grand nombre d’articles sur le racisme au Québec ont été rédigés par des gens qui n’oseraient jamais utiliser ce genre de vocabulaire dans un autre contexte (sauf, peut-être, pour parler de la notion illogique et fallacieuse de racisme « inversé »). Certaines de ces personnes n’oseraient jamais décrire les modifications aux politiques relatives à l’immigration, aux réfugiées et réfugiés, aux travailleuses migrantes et travailleurs migrants au Canada avec le vocabulaire approprié (c’est-à-dire en affirmant qu’elles sont des démonstrations xénophobes et racistes de nationalisme canadien alimenté par la logique d’un multiculturalisme qui limite sévèrement nos capacités de percevoir et de parler du racisme), mais n’ont eu aucun problème à utiliser cet indicible mot commençant par « r » et tous ses termes connexes depuis l’annonce du projet de charte.
Oublions la restructuration du système pénitencier ou l’expansion avaricieuse des sables bitumineux, exemples parfaits d’une forme contemporaine de racisme et de colonialisme au Canada. Non !, dans le ROC, on peut dormir sur ses deux oreilles en sachant que le racisme existe principalement au Québec, mystérieux lieu où tout est un peu étrange, voire un peu romantique.
Ce n’est pas nouveau que le Globe et le Post découvrent un penchant pour l’art de la critique antiraciste dès qu’il est question du Québec, mais la gauche institutionnelle, ainsi que mes amiEs et collègues du ROC qui ne dénoncent jamais publiquement le racisme pourtant profondément ancré au Canada, se retrouvent soudainement troubléEs par la politique gouvernementale de la Belle province. C’est alors que je me souviens que le ROC a un profond mépris généralisé pour le Québec, particulièrement quand il est question du PQ.
Malgré les inquiétudes exprimées plus haut, il n’y a aucun doute que la Charte proposée s’inscrit dans une longue histoire inégalitaire. Les intersections complexes entre le nationalisme, le racisme et le colonialisme, et la façon dont ces concepts se sont rejoints au Québec depuis les années 1960, font d’un projet comme la charte, un événement probable et prévisible.
La politique de rapprochement entre la France et le Québec depuis la fin des années 1960, bien documentée par d’anciens diplomates et technocrates, est une bonne piste de départ pour analyser la charte.
En France, ce rapprochement a eu lieu, en bonne partie, en raison d’un sentiment de nostalgie coloniale pour sa mission civilisatrice, particulièrement après la perte de l’Algérie en 1962. Au moment même où le processus de décolonisation mettait en cause les fondements d’un exceptionnalisme français, le Québec devenait pour la France l’exemple d’une ancienne colonie réussie, une où la majorité de la population était d’origine européenne.
Pour sa part, le Québec pouvait légitimer son projet national grâce à la redécouverte de son héritage européen. Il pouvait se tenir debout – une île française dans un océan de domination anglo-saxonne – grâce à l’appui gaulliste de leurs cousins français. Pourtant, en raison de la nature fortement religieuse et conservatrice de la société québécoise au début de ce processus de redécouverte, ainsi que la méfiance qui régnait entre les deux sociétés francophones depuis au moins la Conquête, ces liens devaient prendre un certain temps pour se former.
À titre d’exemple, le PQ n’aurait certainement pas pu proposer une politique semblable à la charte à la fin des années 1980 ou pendant les années 1990, au moment où la France vivait sa première « affaire de foulard, » parce que les fondements institutionnels et idéologiques d’une telle charte n’existaient pas encore au Québec. Cela a pris plusieurs décennies pour que l’élite intellectuelle et politique québécoise, avec un certain appui de la France, puisse refonder le Québec comme une société républicaine, au sens dérivé de la Révolution française, et plus particulièrement, de la Cinquième république.
Nous avons donc désormais des gens d’une part et d’autre de l’échiquier politique - souverainistes pur et dur, nationalistes mous, fédéralistes (lisez mon essai sur l’introduction du vocabulaire des valeurs québécoises par Charest), et même plusieurs Québécois qui se foutent du destin du Québec – qui diront que le Québec a toujours partagé un héritage républicain avec la France.
Il s’agit d’une reconstitution nationale qui le situe à l’extérieure de la domination anglo-américaine (c’est-à-dire du Royaume-Uni, des États-Unis, du Canada, de l’Australie), tout en prenant sa place à la table de référence des normes civilisationnelles européennes (la laïcité, l’égalité des genres, la démocratie, etc.). La France et le Québec travaillent fort à la construction de cette nouvelle zone d’influence (par le biais, par exemple, de la Francophonie, conçue en partie par De Gaulle pour donner une voix internationale légitime au Québec), qui se résume pourtant, comme bien des gens l'ont compris, à pas grand-chose de nouveau.
Si l’on connaît son histoire canadienne-française, on sait qu’affirmer que le Québec a toujours été républicain est absurde. Le Québec a été un lieu d’asile pour le clergé antirépublicain après la Révolution et il était extrêmement hostile au républicanisme dans les décennies menant aux Rebellions de 1837-38 et pour près d’un siècle par la suite.
L’interculturalisme au Québec, dont on entendra encore beaucoup parler, est fondé précisément sur cette notion révisionniste qui fait du Québec une société qui a toujours été républicaine et, en conséquence, nécessite sa propre approche (anti-anglo-américaine) aux questions de diversité raciale (ou diversité ethnoculturelle, puisque dans un Québec de tradition républicaine française, on n’ose pas utiliser le mot « raciale ». Voir son élimination récente par le Président François Hollande).
Ce que nous sommes en train de vivre, c’est une tentative de situer plus directement le Québec dans la sphère républicaine française et le sortir de la domination anglo-saxonne. Si nous voyons la Charte comme une stratégie orchestrée pour se retourner vers l’Europe et son génie unique dans les enjeux de race et d’empire, on comprend alors que ce qui se passe au Québec n’est que le revers de la médaille de ce qui se passe au Canada, où on se retourne vers la monarchie et la symbolique des « victoires » militaires britanniques. Cela, dans le but de solliciter un appui massif pour l’exclusion de (certaines) personnes racisées (ciblées) sous prétexte qu’elles représentent une menace à la nation et à ses valeurs.
Il est trop facile pour plusieurs dans le ROC de se servir du Québec pour défouler son indignation, alors que les politiques canadiennes mènent à la déportation violente et à la criminalisation suffocante de dizaines de milliers de personnes chaque année, la plupart se comptant parmi les plus vulnérables de notre société, mais qui résistent toujours à nos pratiques déshumanisantes.
Soyons cohérents lorsque nous dénonçons le racisme et le colonialisme dans nos communautés. Sinon nous risquons d’oublier les problèmes qui se trouvent justes devant nous.
Darryl Leroux est professeur de sociologie et chercheur sur les questions du racisme et du colonialisme au Québec et au Canada français. Vous pouvez lire certains de ses ouvrages universitaires ici. On peut le rejoindre par courriel à darryl.leroux@gmail.com