Le 3 février 2014, Alain Magloire, 41 ans, est tombé sous les balles de l’agent Mathieu Brassard du Service de police de la Ville de Montréal. Les causes et circonstances du décès d’Alain Magloire font actuellement l’objet d’une enquête publique présidée par le coroner Luc Malouin. Voici un compte-rendu des sept premières journées d’audition de l’enquête publique auxquelles un militant de la Coalition contre la répression et les abus policiers a assisté. Les prochaines audiences de l’enquête publique se tiendront du 9 au 12 mars prochain.
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Il est frappant de constater à quel point les personnes qui ont connu Alain Magloire n’avaient que de bons mots pour lui.
« Tout le monde pourrait témoigner que c'était la personne la plus douce et la plus calme. Même dans la maladie, il était plein de bonne volonté », explique sa sœur, Johanne Magloire, qui travaille à la Direction de la recherche, de l’éducation, de la coopération et des communications de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.
« Je ne l'ai jamais vu se battre lorsqu'il était enfant. Je ne l'ai jamais vu se battre avec ses amis, ce n'est pas un gars violent », déclare son père René Magloire, qui a été ministre de la Justice à deux occasions en Haïti.
Alain Magloire était également un élève surdoué à qui plusieurs voyaient un avenir prometteur.
« Il a sauté une année au primaire, et une autre au secondaire, explique son père. Il a commencé l'université à 18 ans. Il a été invité à faire sa médecine à la Sorbonne, où il est allé un an, avant de revenir au Québec pour faire une maîtrise en biochimie. Trente personnes ensemble n'arriveraient pas à atteindre son quotient intellectuel !»
« Il était un des meilleurs joueurs de basket-ball de l’école et figurait parmi les meilleurs élèves aussi. Quand on a fait le spectacle de fin de secondaire, les gens étaient debout quand ils le voyaient sur la scène », se rappelle Nicolas Lepore, ami d’enfance d’Alain Magloire. (2)
À 17 ans, Alain Magloire est devenu moniteur au camp Papillon et intervenant au centre de répit de la Société pour les enfants handicapés du Québec, deux emplois qu’il occupera jusqu'à la fin de ses études en biochimie.
« C'était un grand gaillard, très grand devrais-je dire. Une bombe d'énergie, un sourire contagieux, un amour des enfants. Il travaillait au camp Papillon, avec des jeunes qui avaient souvent de lourds handicaps. Il était là, debout, à genoux, à les faire rire, à leur faire oublier leur handicap. Avec lui, ils étaient des enfants », écrit Marie-Claude Gagnon, directrice adjointe d'un CPE. (3)
« Les enfants appelaient ici à la résidence pour voir si Alain était pour être là, parce que eux l'aimaient tellement », souligne Chantal Théroux, directrice des services à la Société pour les enfants handicapés du Québec. (4)
« Quand je pense à Alain, je pense à un géant entouré d'enfants en fauteuil roulant. C'était le héros de beaucoup d'entre eux », raconte une amie, Ève Barrette-Marchand.
« C'était la personne la plus joviale et la plus appréciée de tous les gens que je connaissais. C'était impossible de ne pas l'aimer, il était tout le temps en train de faire des blagues », ajoute Luc Archambault, un ami qui l'a aussi rencontré au camp Papillon.
C’est au camp Papillon qu’Alain Magloire fait la rencontre de celle qui deviendra sa conjointe. « C'était une belle histoire d'amour », raconte Ève Barrette-Marchand. Le couple a eu deux filles, aujourd’hui âgées de 8 et 12 ans, et a acheté un triplex à Montréal.
Après ses études, Alain Magloire a été embauché comme chercheur à l'Institut national de recherche scientifique et chez PROCREA, où il faisait des recherches sur la fertilité.
Contre toute attente, la vie d’Alain Magloire a soudainement commencé à basculer en 2006.
« Un jour, il est allé dans un party rave. Quelqu'un lui a refilé de l'ecstasy. Probablement de la scrap, et ça lui a endommagé le cerveau. Le lendemain, il m'a appelé en panique, il était paranoïaque et pensait que tous les services de police de la planète couraient après lui », relate son frère, Pierre Magloire.
Pour Alain Magloire, il s’agit d’un point tournant, qui deviendra, malheureusement, un point de non-retour. L’état de sa santé mentale s’est mis à décliner.
« [TRADUCTION] Nous sommes allés chez le médecin et il m'a dit de la chimie dans son cerveau était déséquilibré en raison de cette drogue, explique Pierre Magloire. À partir de là, il avait des délires paranoïaques. Mais ce n’était pas si pire. C’était sous contrôle. Sa famille travaillait avec eux. Il était un père, il avait deux enfants. Il travaillait pour l’Institut national de recherche. Il avait un édifice. Il était propriétaire. Il était toujours un bon gars, très heureux dans sa vie. Mais des fois, il était comme un peu déprimé. Des fois, il n’agissait pas de la même façon qu’avant. Mais, vous savez, tout était gérable. Tout était contrôlable ». (5)
Selon lui, les psychiatres surchargés ne semblaient pas prendre le cas de son frère suffisamment au sérieux parce qu’ils étaient trop impressionnés par l’intelligence d’Alain Magloire.
Mais année après année, sa condition s’aggravait.
Alain Magloire a donné son triplex à la mère de ses enfants et est allé vivre en maison de chambre. Il prenait cependant soin de ses deux filles lorsqu’il traversait de « bonnes » périodes.
« Faut comprendre aussi que ça l’a pas commencé du jour au lendemain, le comportement qu’on voit dernièrement et que tout le monde veut dépeindre un peu dans certains journaux. Il a commencé un traitement. Ça allait bien. On voyait une évolution. Mais vous savez, c’est un peu, pis je fais cette analogie à tout le monde. Quand on est malade pis qu’on prend des antibiotiques, combien des fois les gens arrêtent après six, sept jours parce qu’ils se sentent bien ? La santé mentale, c’est un peu ça. Pourquoi je continuerai à prendre des médicaments ? », explique Pierre Magloire lors d’une entrevue à l’émission Tout le monde en parle. (6)
Ici Radio-Canada a récemment divulgué plusieurs éléments d’information contenus au dossier médical d’Alain Magloire.
On y apprenait qu’en mars 2011, sa famille a tenté sans succès de le faire soigner contre son gré suite à un incident avec sa mère. (7) Il faut savoir que loi P-38 prévoit qu’une personne peut être hospitalisée de force seulement dans le cas où son état mental présente un danger grave et immédiat pour elle-même ou pour autrui.
On apprenait aussi qu’Alain Magloire avait lui-même effectué des démarches pour obtenir des soins.
Ainsi, le 19 février 2013, il a contacté la clinique externe de psychiatrie du Centre hospitalier Notre-Dame. Cependant, il a plutôt été dirigé vers le guichet d’accès en santé mentale.
Le 18 novembre 2013, il s’est présenté à l'urgence de l'Hôpital Sacré-Coeur. Selon les documents obtenus par Ici Radio-Canada, il tenait un discours inquiétant à son arrivée à l’hôpital. Il « dit vouloir tuer quelqu'un et se présente en prévention. Il pourrait y avoir beaucoup de morts », indique un document. On peut aussi y lire qu’Alain Magloire « aimerait pouvoir en parler à quelqu'un; par exemple une travailleuse sociale ou une psychologue ».
« C'est là qu'on aurait pu le retenir, il voulait participer, note Pierre Magloire. Du moins, il est arrivé de son propre gré [...] Il devait être dans un moment de lucidité qui lui faisait prendre conscience de quelque chose ».
Or, Alain Magloire a obtenu son congé de l’hôpital après avoir été évalué par un psychiatre. Il a notamment été dirigé vers le Centre Dollard-Cormier pour son problème de consommation de cannabis et s’est vu remettre le numéro de téléphone de l’Ordre des psychologues.
« Alain voulait s’en sortir, souligne Pierre Magloire. Pis il faisait tout pour s’en sortir. Mais avec le système de santé, pis c’est un petit peu ça que je déplore. À titre de famille, quand tu commences à constater qu’un membre de ta famille va pas bien, et toi, tu te déplaces là. Et on a tendance à croire qu’Alain était laissé à lui-même, à gérer ça. Non, c’est pas vrai. Sa femme se déplaçait, ma mère s’est déplacée. Je suis allé. Ma sœur était super présente avec lui. Mais t’arrive dans un système de santé où on te dit, ben il y a deux conditions : est-ce que t’es un danger pour toi-même et un danger pour la société? À part ça, si tu rentres pas dans ces critères-là, va te débrouiller ».
Puis, le 27 novembre 2013, il tenait à nouveau des propos menaçants alors qu’il était arrêté par des policiers venus l’expulser d’un restaurant McDonald’s qu’il refusait de quitter.
« Lors du transport dans l'ambulance, il dit qu'il va envoyer des lettres aux personnes concernées pour leur dire qu'il va les tuer et ça va laisser le temps à la police de peut-être venir le chercher. Il dit qu'il va préparer son coup et que ce ne sera pas quelqu'un pris au hasard qu'il va tuer et faire du mal. L'homme ne vise personne en particulier, mais il y a un risque de danger pour autrui si l'homme est remis en liberté », écrivent les policiers dans leur rapport.
Conduit à l’Hôpital Notre-Dame, les spécialistes jugent une fois de plus que son était n’était pas suffisamment préoccupant pour le garder contre son gré ou le contraindre à subir des traitements.
Alain Magloire a alors été dirigé vers la mission Old Brewery, où il a refusé de participer au programme PRISM, conçu pour les sans-abri aux prises avec des problèmes de santé mentale.
« Ce n'est pas un monsieur qui présentait une dangerosité immédiate. Il semblait être en mesure de prendre des décisions éclairées », estime Patrick Girard, le travailleur social qui a rencontré Alain Magloire à son arrivée à la mission Old Brewery.
« Il s'exprimait bien. Il reconnaissait qu'il avait besoin d'un suivi en santé mentale », dit le psychiatre Olivier Farmer.
Désireux de reprendre sa vie en main, Alain Magloire a intégré le programme L'Étape, qui offre le gîte et le couvert aux sans-abri qui cherchent à sortir de la rue.
« Je parlais à quelqu'un qui était conscient, lucide. J'étais certaine qu'il était sur la bonne voie. Son séjour ici s'est fait sans la moindre violence, il n'était pas agressif. Ça s'est très bien passé. On avait un bon lien de confiance avec lui », raconte Élaine Langlois, conseillère en intervention à la Mission Old Brewery. (8)
« Il était paisible, charmant, instruit », ajoute Matthew Pearce, directeur de la Mission Old Brewery.
Alain Magloire a aussi fréquenté l’Accueil Bonneau, où il était apprécié de tous. Nicolas Pagot, coordonnateur de l'intervention psychosociale, a d’ailleurs indiqué qu’Alain Magloire n’avait jamais été impliqué dans aucun incident et ne s'était jamais montré violent.
« On dit qu’Alain, c’est un itinérant, dit Pierre Magloire. Alain ce n’est pas un itinérant. Alain avait un filet social et familial qui était relativement très serré. Donc, il était pas laissé à lui-même comme les gens pensent, comme dans un contexte d’itinérance. Cependant, dans les derniers temps, il verbalisait à la famille : Moi, je veux faire cette expérience-là. L’expérience de l’itinérance, de vivre dans la rue. Mais il était pas un itinérant au sens propre. Il se ramassait pas à être obligé de coucher dehors. Il avait des situations où il revenait. Il passé le temps des fêtes en famille. Il a été avec mon père, avec ma sœur ».
Le 2 décembre 2013, Alain Magloire quittait la Mission Old Brewery pour aller vivre en chambre. « Il avait pris le temps de cheminer et il repartait plus outillé. Son départ s'est fait de façon très organisée. Il cherchait de l'aide quand il est arrivé ici et il en a eu », affirme Élaine Langlois.
Le 31 janvier 2014, Alain Magloire a loué la chambre 114 à l’hôtel Montréal Central, sur la rue St-Hubert, jusqu’au 5 février suivant. La chambre étant commune, il s’est retrouvé à partager cet espace avec quelques personnes, dont Calvin Sims, un jeune touriste ontarien qui logeait dans le même dortoir avec des amis.
« Je m'entendais bien avec [lui], j'aurais pu l'inviter à prendre un verre et regarder le Super Bowl », raconte Calvin Sims. (9)
Son opinion a cependant changé en début de journée du lundi 3 février 2014.
« Ce matin, il s'est mis à frapper avec son marteau dans la porte de la salle de bains, en criant qu'il avait besoin d'y aller. Plus tard au déjeuner, on lui a dit que ce n'était pas correct ce qu'il avait fait, que c'était violent. Il m'a lancé une cuiller. J'ai dit au réceptionniste qu'on ne le voulait plus dans notre chambre, qu'il était fou. Le réceptionniste lui a alors annoncé qu'il ne lui redonnerait pas son dépôt de 50$ parce qu'il avait brisé la porte. Il s'est mis à frapper dans les fenêtres avec son marteau et le commis a été blessé au front par un éclat de verre », raconte Calvin Sims.
« Il s’en allait faire des travaux, explique Pierre Magloire. D’où le marteau, il s’en allait faire des travaux de rénovation et ce qu’il avait verbalisé à la famille : J’aimerais ça peut-être me partir une petite compagnie de rénovations. Pis il a déjà eu un triplex où il faisait lui-même ses travaux d’entretien. Il rénovait sa maison. C’était normal qu’il ait des outils ».
Une douzaine de minutes plus tard, Alain Magloire était abattu par l’agent Mathieu Brassard du Service de police de la Ville de Montréal devant la Gare d’autocars de Montréal sur la rue Berri, près d’Ontario.
À l’époque, La Presse avait rapporté que certains témoins étaient demeurés perplexes devant la finalité tragique de cette intervention policière.
« Plusieurs fois, l'individu a crié aux policiers: "Tirez-moi dessus, tirez-moi dessus". Ce n'est pas clair s'il était menaçant pour les policiers, mais il n'avait pas toute sa tête. Ils étaient tellement nombreux, avec des armes, devant un homme avec un marteau. Je ne comprends pas », a déclaré Sébastien Gédéon à La Presse. (10)
« L'homme avait chuté et se relevait. Il ne chargeait pas les policiers, selon moi. Le policier qui a tiré était à environ huit ou neuf pieds », affirme Dominique Marleau, un autre témoin.
Le hasard a voulu que Pierre Magloire se trouvait à ce moment-là l’opposé du lieu de l’intervention policière, soit dans la Grande Bibliothèque, située sur le côté ouest de la rue Berri.
« Si j'avais été dehors, que je l'avais vu, j'aurais pu empêcher tout ça », dit-il avec regret. (11)
Les circonstances entourant la mort d’Alain Magloire rappelaient tristement celles des décès de Mario Hamel et de Farshad Mohammadi, deux hommes qui étaient à la fois sans domicile fixe et atteint de troubles de santé mentale au moment où ils sont tombés sous les balles du SPVM, respectivement en juin 2011 et en janvier 2012.
L’enquête criminelle sur l’intervention du SPVM a été confiée à la Sûreté du Québec.
La sergente Audrey-Anne Bilodeau, porte-parole pour la SQ, n’a d’ailleurs pas manqué d’informer les représentants des médias qu’Alain Magloire était connu de la police. (12)
De son côté, Élaine Langlois de la Mission Old Brewery s’est dite bouleversé d’apprendre le décès d’Alain Magloire.
« Je m'explique mal comment on en est arrivé là. Je n'ai tellement pas perçu de violence chez cet homme-là... », laisse-t-elle tomber.
« [TRADUCTION] Il n’était pas un gars sans-abri atteint de maladie mental. Il était un gars souffrant de maladie mentale qui était sans-abri », résume Matthew Pearce. (13)
« Les recherches démontrent qu'on peut favoriser la réinsertion si on offre un soutien pendant un an à la sortie du refuge. Si on avait pu lui offrir ce soutien, c'est certain que ça aurait pu être favorable. Mais on n'a qu'une seule conseillère qui suit les clients à domicile. On n'a pas les moyens de faire plus », ajoute-t-il.
Dans les médias, la mort d’Alain Magloire a soulevé des questions avec lesquelles les membres du public sont de plus en plus en familiers : pourquoi le système de santé n’arrive-t-il pas à soigner adéquatement les personnes itinérantes souffrant de problèmes de santé mentale ? Pourquoi les policiers tirent-ils systématiquement dans le thorax ? Pourquoi le SPVM n’a-t-il pas plus d’armes à impulsions électriques (Taser) ? Et quand verrons-nous la fin des enquêtes de la police sur la police ?
Le 7 février 2014, le Coroner en chef, Denis Marsolais, ordonnait la tenue d’enquête publique sur la mort d’Alain Magloire.
« Compte tenu que certaines interventions d'urgence dans des lieux publics auprès de personnes souffrant de troubles de santé mentale ont donné lieu à des décès au cours des dernières années, il apparaît opportun de procéder à une enquête publique afin d'examiner les interventions d'urgence faites auprès de personnes chez qui on soupçonne la présence de problèmes de santé mentale », pouvait-on lire dans le communiqué de presse du Bureau du coroner. (14)
La référence à des décès antérieurs était manifestement une allusion aux morts de Mario Hamel et de Farshad Mohammadi survenus lors d’interventions du SPVM.
Il est d’ailleurs assez singulier de constater que le Bureau du coroner ait fait le choix de parler « d’interventions d'urgence » au lieu d’interventions policières proprement dit tout en long du communiqué.
À quoi peut bien rimer cet étrange refus de nommer les choses par leur nom ?
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Rappelons qu’une enquête publique du coroner ne peut attribuer de responsabilité civile ou criminelle à quiconque. L’objectif recherché par un tel exercice est, d’une part, d’établir les causes et circonstances d’un décès, et, d’autre part, de formuler des recommandations visant une meilleure protection de la vie humaine.
Dans un premier temps, l’enquête publique a été confiée à la coroner Catherine Rudel-Tessier.
Puis, le coroner Luc Malouin a hérité du dossier suite à la nomination de Me Rudel-Tessier comme Coroner en chef par intérim.
Basé dans la région de Québec, le coroner Malouin avait déjà fait parler de lui dans les médias en intentant une poursuite contre sa patronne de l’époque, la Coroner en chef Louise Nolet, devant la chambre civile de la Cour du Québec.
Le 2 septembre 2014, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a annoncé sa décision de ne retenir aucune accusation contre les policiers impliqués dans l’intervention qui a couté la vie à Alain Magloire.
En l’absence de possibilité de poursuites criminelles contre les policiers impliqués, plus aucun obstacle ne se dressait devant la tenue de l’enquête publique du coroner. La Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès, qui régit le travail des coroners québécois, prévois en effet qu’une personne accusée au criminel en raison d’un décès faisant l’objet d’une enquête publique du coroner ne peut être contrainte de témoigner lors d’une enquête publique du coroner.
Le 16 octobre 2014, Ici Radio-Canada dévoilait la vidéo ayant filmé les derniers instants de la vie d’Alain Magloire. (17)
La bande vidéo, qui est muette, est tirée des caméras de surveillance de la Gare d’autocars de Montréal, sur la rue Berri.
On y voit notamment des policiers pointant leurs armes à feu dans la direction d’Alain Magloire alors que celui-ci venait de déposer ses deux sacs à dos sur le trottoir. Puis, on peut voir une auto-patrouille percuter volontairement Alain Magloire dans le but vraisemblable de déstabiliser ce dernier.
Les images montrent que la manœuvre s’est avérée non seulement infructueuse, mais qu’en plus elle semble n’avoir eu que pour seul effet d’exacerber encore davantage la situation.
Dans les secondes suivantes, on peut en effet voir un policier tenter de faire tomber au sol Alain Magloire, mais c’est plutôt lui qui se retrouve au sol.
Puis, on voit Alain Magloire brandir son marteau dans les airs avant d’être abattu de plusieurs balles par un des policiers.
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L’enquête publique du coroner Malouin sur les causes et circonstances du décès d’Alain Magloire s’est ouverte le 12 janvier 2015 à la salle 16 du Centre de services judiciaires Gouin, dans l’arrondissement d’Ahuntsic.
Adjacent à la prison de Bordeaux, le Centre de services judiciaires Gouin a été construit dans le but spécifique de tenir le méga-procès de membres des Hells Angels et de leurs sympathisants arrêtés lors d’une vaste opération policière, en 2001.
Ce palais de justice des plus modernes a depuis été utilisé pour tenir d’autres procès d’importance dans des affaires de criminalité organisée.
En arrivant devant le Centre judiciaire Gouin, une première constatation : aucune voie piétonnière n’a été prévue pour les personnes ne voyageant pas en automobile.
Deuxième constatation : une barrière, comme celles que l’on retrouve aux passages à niveaux, bloque l’entrée de la voie routière, obligeant ainsi tous les automobilistes à s’identifier à un constable spécial via l’intercom pour obtenir l’autorisation d’entrer sur les lieux.
Une fois rendu à l’intérieur, toute personne désireuse d’entrer dans une salle d’audience doit vider le contenu de ses poches et passer sous une arche de détection de métal munie d’appareils de rayon X. Seuls les policiers et les membres du Barreau échappent à ce traitement.
Voilà pour ce qui est de l’accueil…
Concernant l’enquête publique en tant que telle, notons qu’une dizaine d’avocats représentent les différents organismes publics et personnes physiques qui ont été reconnues comme parties intéressées à l’enquête du coroner Malouin, un statut leur donnant plusieurs droits, dont celui de questionner les témoins et de proposer le dépôt de pièces au dossier, par exemple.
Parmi ces personnes intéressées, nous retrouvons bien entendu les membres de la famille immédiate d’Alain Magloire.
Le père, la sœur et le frère d’Alain Magloire sont représentés par Me Pierre Poupart.
Les deux filles d’Alain Magloire sont quant à elles représentées par Me René St-Léger.
L’agent Mathieu Brassard est représenté par Me Pierre E.-Dupras, lui-même un ancien membre de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).
La Ville de Montréal et son service de police sont représentés par Mes Jean-Nicolas Loiselle et Myrtho Adrien.
La Fraternité des policiers et policières de la Ville de Montréal est représentée par Me Gérald Soulière.
La Directrice des poursuites criminelles et pénales (DPCP) est représentée par Me Manon Desormaux.
Les ministères de la Sécurité publique et de la Santé et des services sociaux sont tous deux représentés par Me Mathieu Beauregard.
Enfin, le Centres de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance est représenté par Me Jean-François Lepage.
La CRAP a quant à elle vue sa demande pour être reconnue comme personne intéressée rejetée par le coroner Malouin.
Dans sa lettre, le coroner Malouin a écrit que le fait d’accorder le statut de personne intéressée à la CRAP « ne contribuerait pas l’avancement de cette enquête en ce qui concerne les auditions prévues en janvier », en laissant toutefois la porte ouverte pour ce qui est la deuxième étape de l’enquête publique, sensée débuté ce mois-ci, lors de laquelle « tous les intervenants sociaux et les policiers qui travaillent avec les itinérants et les personnes atteintes de troubles mentaux seront entendus ».
Assisté par Me Marc-André Lechasseur, qui est son procureur dans cette enquête publique, le coroner Malouin a débuté ses travaux par la lecture d’une déclaration d’ouverture, dans laquelle il a précisé les paramètres de son enquête. (18)
Il a ainsi indiqué d’entrée de jeu que son enquête n’examinera pas l’enquête criminelle menée par la Sûreté du Québec, ni l’intervention des ambulanciers.
« Les faits pertinents et utiles que nous analyserons sont donc, ce qui s’est passé à l’hôtel et les minutes suivantes avec l’intervention et le décès de M. Magloire », dit le coroner.
Il est difficile à comprendre pourquoi le coroner Malouin a décidé, d’entrée de jeu, de fermer la porte aux questions entourant la façon que la Sûreté du Québec a mené son enquête.
Après tout, une bonne partie de la preuve présentée à l’enquête publique du coroner provient de l’enquête de la Sûreté du Québec. Si, par exemple, les enquêteurs avaient bâclés leur enquête sur certains aspects, cela nuirait nécessairement à la recherche de la vérité du coroner Malouin.
Dans son rapport d’enquête sur les causes et circonstances du décès de Fredy Villanueva, le coroner ad hoc André Perreault avait d’ailleurs reconnu que les iniquités dans le traitement entre témoins civils et policiers survenus durant l’enquête de la Sûreté du Québec avaient eu « un impact sur [s]a capacité à exposer les circonstances du décès de Fredy Villanueva », donc, à accomplir le travail qui lui avait été confié. (19)
Le coroner Perreault avait pu en arriver à tel constat parce qu’il avait justement permis aux avocats des parties intéressées de poser de nombreuses questions au responsable de l’enquête policière, le sergent-détective Bruno Duchesne, notamment.
Il y a d’ailleurs lieu de se demander si le SPVM n’a pas empiété sur l’enquête de la Sûreté du Québec sur l’intervention policière ayant coûté la vie à Alain Magloire lorsque ses policiers ont eux-mêmes interrogés certains des témoins civils.
À aucun endroit la procédure interne du SPVM déposée en preuve à l’enquête Villanueva ne présente les interrogatoires de témoins parmi les gestes que doivent poser les policiers du SPVM lorsque des agents de ce corps policier font l’objet d’une « enquête indépendante », nom officiel du mécanisme d’enquête mis en place par le ministère de la Sécurité publique lorsqu’un citoyen perd la vie ou subi de blessures graves lors d’une intervention policière ou durant la détention dans un poste de police.
Mais comment peut-on encore parler d’une « enquête indépendante » lorsque des agents membres du corps policier faisant l’objet de ladite enquête mènent eux-mêmes l’interrogatoire de témoins oculaires ?
Une fois que le coroner Malouin aura terminé l’audition des témoins de faits, l’enquête publique entrera dans sa seconde phase.
« À compter du 9 mars prochain, nous débuterons le deuxième mandat qui m’a été confié en dressant le profil médical et psychologique de M. Magloire, en entendant les intervenants qui ont travaillé auprès de lui et en entendant également tous les responsables de programmes sociaux s’adressant à une clientèle souffrant de problèmes psychiatriques afin de mieux comprendre comment le tout fonctionne pour cette clientèle », ajoute-t-il.
Fait étonnant, le coroner Malouin a imposé une ordonnance de non-publication et de non-diffusion sur toutes les déclarations des témoins civils et policiers qui ont été déposés en preuve.
Le coroner Malouin n’a pas expliqué pourquoi il a jugé nécessaire d’imposer une telle ordonnance. Personne ne lui en a même demandé la raison, les médias – qui sont d’ailleurs très nombreux à couvrir l’enquête publique – s’étant abstenus de mandater leurs avocats pour contester cette décision.
Notons que sur les seize déclarations de civils déposées en preuve, douze proviennent de témoins civils qui ne seront pas entendus durant l’enquête publique. L’ordonnance du coroner Malouin signifie donc que le public ne pourra prendre connaissance de ces déclarations.
Ou à tout le moins, d’ici la fin de l’enquête publique. L’article 146 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès prévoit en effet que ce type d’ordonnance est valable d’ici la fin de l’enquête publique… à moins que le coroner ne lève l’interdiction avant la fin de celle-ci.
Le coroner Malouin a même mentionné, au tout début de la deuxième journée d’audience, le 13 janvier 2015, qu’il ne voulait pas voir les déclarations des témoins dans les journaux.
De la vingtaine de documents déposés en preuve à l’ouverture de l’enquête du coroner, seuls quatre d’entre eux ont été rendus accessibles aux médias et au public, soit l’ordonnance d’enquête publique de la Coroner en chef, les notes biographiques de Bruno Poulin et Jean-Marie Richard, deux employés de l’École nationale de police du Québec (ENPQ) qui seront éventuellement entendus par le coroner Malouin à titre de témoins experts, et un document explicatif pour faciliter la compréhension du témoignage de la sergente-détective Jennifer Chez de la Sûreté du Québec.
À cela s’ajoute les vidéos ayant déjà été rendus publiques, ainsi que les enregistrements des communications entre les policiers et les appels de citoyens au 911.
La version des faits des témoins civils est pourtant susceptible d’apporter un tout autre éclairage à l’intervention policière du 3 février 2014. Comme nous le verrons, la perception et les souvenir des policiers impliqués ont été déformés par moment par la peur et la nervosité, ce qui n’aurait pas nécessairement été le cas de citoyens observant la situation à distance.
Durant l’enquête publique sur les causes et circonstances du décès du jeune Fredy Villanueva, le coroner André Perreault avait rendu accessibles aux journalistes et membres du public toutes les déclarations de témoins et rapports des policiers impliqués déposés en preuve, entre autres choses.
La CRAP est convaincue que la divulgation au public des déclarations de témoins déposées en preuve à une enquête publique devrait aller de soi.
Après tout, la principale raison d’être d’une enquête publique du coroner n’est-elle pas d’informer le public ?
Comme l’indique l’article 105 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès, lorsque le Coroner en chef doit se prononcer sur « l’utilité » de tenir une enquête publique, il doit tenir compte de la nécessité de recourir à l’audition de témoins, notamment « pour informer le public sur les causes probables ou les circonstances du décès ».
Dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse, le juge Peter deCarteret Cory de la Cour suprême du Canada a également souligné le fait que les commissions d’enquêtes publiques avaient notamment pour vocation d’informer et d’éduquer la population :
Dans les périodes d'interrogation, de grande tension et d'inquiétude dans la population, elles fournissent un moyen d'informer les Canadiens sur le contexte d'un problème préoccupant pour la collectivité et de prendre part aux recommandations conçues pour y apporter une solution. Le statut et le grand respect dont jouit le commissaire, ainsi que la transparence et la publicité des audiences, contribuent à rétablir la confiance du public non seulement dans l'institution ou la situation visées par l'enquête, mais aussi dans l'ensemble de l'appareil de l'État. Elles constituent un excellent moyen d'informer et d'éduquer les citoyens inquiets. (20)
Il va sans dire que cet objectif d’informer le public est desservi lorsque des éléments de preuve aussi importants que des déclarations de témoins civils et policiers sont cachées du public.
Fait curieux, la déclaration du témoin civil Alix Benoit n’a pas été déposée en preuve. La sergente-détective Chez semblait pourtant avoir trouvé une certaine pertinence à cette déclaration puisqu’elle en fait mention dans son document explicatif.
Y a-t-il d’autres déclarations de témoins qui ont été exclues de la preuve ?
Que faut-il penser du fait que les déclarations des deux témoins cités dans un article de La Presse dont j’ai rapporté les propos ci-haut brillent par leur absence dans la liste des pièces déposées en preuve ?
Est-ce parce qu’ils n’ont jamais été interrogés par les enquêteurs de la Sûreté du Québec, ce qui constituerait un sérieux manquement de la part de ces derniers ? Ou est-ce plutôt parce que le coroner Malouin a décidé de les exclure de la liste des pièces déposées en preuve, à l’instar de la déclaration du témoin Benoit ?
J’ai adressé une demande d’accès à l’information pour tenter de trouver une réponse à ces questions.
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La sergente-détective Jennifer Chez, matricule 12244, a été la première témoin à être entendue par le coroner Malouin.
Le témoignage de l’enquêteure s’est toutefois limité à présenter la chronologie des principaux faits qui sont apparus lors de l’enquête de la Sûreté du Québec.
Le reste de cette première journée d’audience a été consacré aux témoignages de civils, soit Alexandre Witter, Geneviève Leblanc et Jonathan Gagné.
La deuxième journée a permis d’entendre deux policiers du Poste de quartier 21 ayant participé à l’intervention du 3 février 2014.
Dans un premier temps, il a été possible d’entendre le témoignage de l’agente Jeanne Bruneau, matricule 6950, policière au SPVM depuis juillet 2012. Notons qu’avant de devenir policière, l’agente Bruneau a travaillé à la Corporation de l’espoir, un organisme à but non-lucratif venant en aide aux personnes souffrant de déficience intellectuelle, de 2007 à 2012.
Notons également que l’agente Bruneau a volontairement suivi la formation pour devenir membre de l’équipe de Réponse en intervention de crise (R.I.C.) du SPVM, en décembre 2014. La policière portait d’ailleurs un brassard l’identifiant clairement à l’équipe R.I.C. lorsqu’elle s’est présentée devant le coroner Malouin.
Mise sur pied en 2013, l’équipe R.I.C. est directement inspirée du Crisis intervention team (C.I.T.), un programme mis sur pied par la police municipale de Memphis, dans l’État américain du Tennessee, en 1988. C’est donc dire que le SPVM a attendu vingt-cinq ans après la création du C.I.T. avant d’emboiter le pas.
Quand on sait qu’au moment de l’apparition de l’équipe R.I.C., plus de 2500 municipalités du Canada et des États-Unis avaient déjà créé leur propre version du C.I.T., force est de constater que le SPVM est loin d’avoir été proactif dans la recherche de solutions pour éviter que des personnes atteintes de troubles mentaux tombent sous les balles de ses policiers. (22)
Il aurait été intéressant de savoir si l’intervention policière ayant couté la vie à Alain Magloire était à l’origine de la décision de l’agente Bruneau de se joindre au programme R.I.C., mais la question ne lui a pas été posée.
L’agente Bruneau a déclaré que le SPVM « travaillait fort » pour que chaque équipe de patrouilleurs compte un « agent R.I.C. » durant chaque quart de travail. Elle ne pouvait cependant pas préciser combien il y avait « d’agents R.I.C. » au PDQ 21, où elle a travaillé pendant un an avant d’être transféré au Poste de quartier 25, en octobre 2014.
Le témoignage de l’agente Bruneau a été suivi par celui de son partenaire, le constable Alex Campeau, matricule 6234.
Admis au SPVM en juin 2008, l’agent Campeau patrouille sur le territoire du PDQ 21 depuis septembre 2013.
En 2012, le constable Campeau a reçu une formation obligatoire pour intervenir auprès de personnes en proie au délirium agité, qui incluait des simulations avec des acteurs imitant les symptômes d’une crise. Il n’a toutefois pas reçu la formation R.I.C. et n’a pas non plus d’expérience personnelle avec les personnes souffrant de problèmes de santé mentale.
À la troisième journée d’audience, le coroner Malouin a procédé à l’audition des témoignages de Guy Miqueu, col bleu à la Ville de Montréal, et du constable Pascal Joly, matricule 6083, un autre agent du SPVM ayant pris part à l’intervention policière.
Devenu policier en 2006, l’agent Joly est patrouilleur au PDQ 21 depuis septembre 2008.
Au moment des faits, l’agent Joly était partenaire de patrouille de l’agent Mathieu Brassard depuis trois ans. « On se connait depuis une douzaine d’années », dit-il. L’agent Joly était d’ailleurs présent dans la salle d’audience au moment du témoignage de l’agent Brassard.
La quatrième journée a été entièrement consacrée au témoignage de l’agent Mathieu Brassard, matricule 6070. Le policier arborait un autocollant de la Fraternité des policiers sur son étui à pistolet au moment de son témoignage.
Policier au SPVM depuis le 27 janvier 2006, l’agent Brassard n’a pas assisté à la formation en intervention de crise, seulement à celle sur les appels simulés, à l’instar du constable Campeau.
L’agent Brassard, qui patrouille au PDQ 21 depuis avril 2011, a affirmé que la majorité des appels de ce secteur sont liés à la « clientèle itinérance ».
Durant son témoignage, l’agent Brassard a dit avoir participé à l’arrestation d’Alain Magloire pour une affaire de méfait, en 2012.
« Je m’en suis rappelé avec la divulgation de la preuve », dit-il.
Notons que l’agent Brassard fait actuellement l’objet d’une poursuite en dommages-intérêts de 85 000 $ intentée par Jennifer, une militante du COBP surnommée Bobette.
La poursuite, qui vise également les agents Paul Junior Morin et Ken Leblond, porte principalement sur une agression sauvage que Bobette a subi de la part du SPVM après la manifestation du 1er mai 2014, soit trois mois après le décès d’Alain Magloire.
La poursuite allègue que l’agent Morin a foncé sans raison sur Bobette dans un stationnement situé face au Palais de justice de Montréal, sur la rue St-Antoine, à l’angle du boulevard St-Laurent. La militante a été littéralement plaquée au sol. Le choc a été si brutal qu’elle a brièvement perdu connaissance. Ce n’est que lorsque les agents Morin et Leblond se sont mis à la frapper au ventre et aux côtes qu’elle a repris conscience.
L’agent Brassard a quant à lui tordu le pouce de Bobette alors qu’elle était écrasée contre un mur de béton par les autres policiers. Elle a demandé à ce que cesse la pression sur son pouce car elle n’éprouvait plus de sensation. Au lieu de cela, l’agent Brassard lui a dit ceci : « Tu sais Bobette ça fait tellement longtemps qu’on veut te pogner qu’astheur tu vas passer au cash ».
Bobette a été libérée après que les policiers lui ont remis un constat d’infraction en vertu du règlement anti-manifestation P-6.
Elle a cependant à nouveau perdu conscience peu après. Hospitalisée pendant une journée, les médecins ont conclu qu’elle avait subi un traumatisme crânien et une entorse cervicale lors de son agression dans le stationnement.
La poursuite allègue également que l’agent Brassard était tout sourire lorsqu’il a participé à l’arrestation de Bobette à la Cour municipale de Montréal, le 17 juin 2014, sous une accusation « d’intimidation d’une personne associée au système judiciaire », c’est-à-dire l’agent Brassard lui-même
Notons que le commandant du Poste de quartier 21, Vincent Richer, était présent lors du témoignage de l’agent Brassard, ainsi que durant toute la première semaine d’audition de l’enquête publique.
Durant la cinquième journée, c’était au tour de l’agent Denis Côté, matricule 3348, surnommé le « héros de Dawson » dans les médias, de se faire entendre. (23)
Policier depuis 31 ans, l’agent Côté a débuté sa carrière dans la municipalité de St-Césaire. Il a aussi été policier à Ste-Julie et Trois-Rivières, mais rêvait de patrouiller les rues de Montréal.
Le 13 septembre 2006, l’agent Côté s’est fait connaître à la grandeur du Québec pour sa contribution à une intervention policière au collège Dawson.
Ce jour-là, Kimveer Gill était débarqué au collège Dawson lourdement armé avec l’intention de tuer le plus de personnes possible. Lorsqu’il a été informé de la situation, l’agent Côté, qui se trouvait à l’autre extrémité de la ville, est parti en trombe pour prêter main forte à ses collègues. À son arrivée, Gill avait déjà blessé par balles 20 personnes en plus d’avoir tué une jeune étudiante de 18 ans, Anastasia De Sousa, en tirant sur elle à neuf reprises. Lorsque Gill a quitté le recoin de la cafétéria qui le protégeait, l’agent Côté a vu une fenêtre d’opportunité et a tiré coups de feu en direction de Gill. La première balle a atteint Gill à son coude de droit tandis que la seconde a touché la crosse de son fusil d’assaut, qu’il a alors échappé. Gill s’est tiré une balle dans la tête peu après. (24)
En 2007, le chroniqueur Patrick Lagacé a brossé un portrait plutôt flatteur de ce « flic d’action » dans La Presse.
Il a rapporté que l’agent Côté avait eu des démêlés avec la déontologie policière à une vingtaine de reprises. « Comme il compte près d'une vingtaine d'années d'expérience, c'est donc, en moyenne, qu'il a fait l'objet d'une plainte par année », écrit Lagacé. (25)
L’agent Côté ne semblait toutefois pas s’en formaliser.
« Jamais été condamné », a-t-il dit au chroniqueur, en haussant les épaules.
J’ai moi-même déjà porté plainte en déontologie contre l’agent Côté pour un incident survenu le 25 juin 2004, juste devant chez-moi, sur la rue Amherst. « Là, tu décrisses, sinon je t’arrête pour entrave ! », m’avait crié l’agent Côté, tout en sueur et hors de lui.
Qu’avais-je fait pour mériter une telle montée de lait ? Hé bien, j’étais allé voir un groupe de policiers qui se trouvaient de l’autre côté de la rue, en face de chez-moi, pour leur demander pourquoi ils avaient passé les menottes à un homme blessé qui était passager dans un véhicule qui venait de subir un accident. Le pire, c’est que j’étais déjà en train de « décrisser » quand l’agent Côté est venu me voir pour me menacer. J’avais en effet déjà traversé la rue pour revenir tranquillement chez-moi après avoir constaté que les policiers n’avaient aucune envie d’éclairer ma lanterne.
Cette plainte, comme toutes les autres, est allé nulle part.
Lagacé nous a en outre appris que le « héros de Dawson » a également eu droit à des « rencontres » avec le comité de discipline du SPVM. « Car, parfois, il désobéit aux ordres de ses supérieurs. Il s'emporte. Il fait à sa tête », écrit-il.
En 2000, l’agent Côté n’en avait fait qu’à sa tête lorsqu’il a décidé de se lancer dans une poursuite policière à haute vitesse dans Hochelaga-Maisonneuve.
« Six fois, un superviseur lui a ordonné de cesser la chasse. Six fois, Côté a désobéi », écrit Lagacé dans un autre texte.
« Le gars venait de tirer sur un policier, se défend l’agent Côté. Il avait un otage. Il faisait des banques. Fallait l'arrêter ».
En février 2014, l’agent Côté était agent de quartier en sécurité routière rattaché au PDQ 22.
Durant son témoignage, il a déclaré ne pas avoir suivi l’enquête du coroner Malouin dans les médias.
« Je me tiens loin de toute forme de médiatisation de l’événement », assure-t-il.
Il a toutefois dû faire un peu de patinage artistique lorsqu’il a laissé échapper, à un moment de son témoignage, qu’Alain Magloire aurait dû se trouver à l’hôpital, et non dans la rue.
Comment pouvait-il savoir une telle chose s’il ne suivait pas la couverture médiatique ?
« J’en ai discuté dans ma famille pis ma famille a accès aux médias », a-t-il soutenu.
L’agent Côté a reconnu ne pas avoir reçu de formation particulière en matière de santé mentale.
Il a expliqué que les interventions auprès de personnes souffrant de problèmes de santé mentale ont pris une certaine ampleur dans le secteur où il patrouille.
« Ça fait 25 ans que je suis au centre-ville. On en vient à faire du profilage. On transige régulièrement ce genre d’appels », dit-il.
L’agent Côté a aussi expliqué pourquoi il patrouillait toujours en solo. « Vaut mieux être seul que mal accompagné », a lancé ce policier qui semble avoir une façon bien personnelle de travailler.
Fait à noter, Me Poupart a adressé une demande écrite au coroner Malouin afin d’avoir accès aux dossiers disciplinaires et déontologiques de l’agent Denis Côté.
Les avocats du SPVM, qui est détenteur des dossiers disciplinaires de ses policiers, a opposé une fin de non-recevoir à cette demande, en estimant qu’elle n’avait « aucune pertinence ».
Durant ses interventions lors de ce débat, le coroner Malouin s’est montré préoccupé par la possibilité que la question de l’accessibilité au dossier disciplinaire ne puisse avoir pour effet de faire suspendre son enquête.
« Si je fais droit à la requête, on s’en va à la Cour supérieure », a-t-il lancé.
C’est d’ailleurs ce qui était arrivé à l’enquête Villanueva lorsque la Ville de Montréal a contesté une décision du coroner Perreault devant la Cour supérieure, avec pour conséquence la suspension de l’enquête publique pendant plus de deux ans, le temps que le tribunal rende sa décision.
Le coroner Malouin n’a pas caché qu’il s’interrogeait sur l’utilité de l’ensemble de la démarche.
« C’est pas parce qu’une plainte a été portée que c’est utile, a lancé le coroner Malouin durant un échange avec Me Poupart. On est tous des professionnels. On a tous déjà vécus avec des clients difficiles, farfelus. Si on peut éviter un débat… »
« À moins que vous ne vouliez qu’on se retrouve en Cour suprême ?, ajoute-t-il. Mon souci est qu’on ne stagne pas cette enquête pour une partie de pêche ».
Le coroner Malouin a rendu sa décision au début de la journée d’audience du 20 janvier 2015, en refusant la requête de Me Poupart.
Le coroner Malouin a indiqué que la Ville lui avait remis, sous pli confidentiel, le dossier disciplinaire de l’agent Côté.
« On était pas d’accord de vous donner le dossier, mais on voulait pas retarder l’enquête », a précisé Me Loiselle de la Ville.
Le dossier ne contient aucune sanction disciplinaire en lien avec l’emploi de la force, a indiqué le coroner Malouin, ajoutant que l’agent Côté n’avait pas reçu de sanction de quelque nature que ce soit depuis 2000.
Quant aux dossiers déontologiques, le coroner Malouin a tranché la question en disant que ces documents étaient accessibles au public.
« On peut tous les obtenir », dit-il.
En fait, seules les décisions rendues par le Comité de déontologie policière sont publiques. Ainsi, lorsque le Commissaire à la déontologie policière décide de ne pas retenir d’accusation contre le policier visé par une plainte, le dossier n’est pas accessible au public.
Nos propres recherches nous ont permis d’établir que l’agent Côté a été cité devant le Comité de déontologie policière à une seule occasion, en 1998. Le Commissaire à la déontologie policière lui reprochait notamment d’avoir abusé de la force.
Donc, si l’agent Côté a fait l’objet d’une vingtaine de plaintes en déontologie policière, comme le rapportait Lagacé, cela signifie qu’il n’a eu à répondre de ses actes qu’une seule fois devant le tribunal déontologique.
Compte tenu que le coroner Malouin a déclaré qu’il ne voyait pas l’utilité d’aller plus loin, il ne sera donc pas possible de connaître la teneur des nombreuses plaintes logées à l’endroit de l’agent Côté.
La sixième journée a permis d’entendre les témoignages du commandant Richard Thouin, matricule 4648, et de l’agent Sylvain Asselin, matricule 3438, maître instructeur en tir à la division formation du SPVM.
Notons que ces deux policiers n’ont pas été témoin de l’intervention policière du 3 février 2014. Ils ont plutôt témoigné en raison de leurs connaissances respectives concernant le Taser.
Enfin, lors de la septième journée d’audience, Bruno Poulin, instructeur en emploi de la force à l’ENPQ, a commencé son témoignage à titre de témoin expert.
Durant son témoignage, l’expert Poulin a dit douter que l’ENPQ incluait suffisamment de mises en situation dans sa formation.
« Ça prend des simulations sous stress élevé », a-t-il fait valoir, ajoutant « [qu’]il y en a très peu » à l’ENPQ.
Il a en outre révélé que l’ENPQ n’enseignait pas de techniques de désescalade lorsque les policiers font affaire à une personne à la fois armée et en délire.
L’expert Poulin a d’ailleurs indiqué que les recommandations du rapport Iacobucci, commandé par la police métropolitaine de Toronto suite au décès du jeune Sammy Yatim, à l’effet de mettre une plus grande emphase sur les techniques de désescalade « [l’]interpellaient beaucoup ».
L’expert Poulin va poursuivre son témoignage à la reprise de l’enquête du coroner, le 9 mars prochain. Les audiences vont également se poursuivre les 10, 11 et 12 mars.
D’autres dates d’audience ont été prévues en mai (19-20-21, 22) et juin (15, 16, 17, 18, 19) prochains.
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Les témoignages entendus jusqu’à présent à l’enquête publique du coroner Malouin, ainsi que les enregistrements audio des communications orales au SPVM, permettent de nous faire une idée plus précise de ce qui s’est passé durant l’intervention policière qui a couté la vie à Alain Magloire, le 3 février 2014.
Comme on le sait, le motif de cette intervention policière a pris naissance à l’intérieur de l’Hôtel Montréal Central, situé au 1586 St-Hubert, entre le boulevard de Maisonneuve et la rue Ontario.
Alexandre Witter, qui est commis à Montréal Central depuis septembre 2009, a témoigné à l’effet qu’Alain Magloire avait séjourné à cet endroit environ une demi-douzaine de reprises. Il explique qu’on ne lui avait jamais reporté qu’Alain Magloire avait causé de problème ou fait preuve d’agressivité, outre le fait que ce dernier pouvait parfois agir bizarrement, par exemple en fixant du regard des gens.
Il était environ 10h du matin lorsqu’Alexandre Witter est arrivé à son lieu de travail lors de la journée fatidique. Peu de temps après son arrivée, il a été informé qu’Alain Magloire s’était montré agressif envers certains clients de l’hôtel.
Il a alors parlé avec Alain Magloire, lui demandant s’il souhaitait changer de chambre. Celui-ci l’a plutôt informé de son intention de quitter l’hôtel et de son souhait de se faire rembourser le dépôt de 50 $ qu’il avait dû verser pour pouvoir partager la chambre commune 114.
Alexandre Witter dit avoir questionné Alain Magloire à propos des coups de marteau qu’il avait donné sur la porte de la salle de bains peu avant son arrivé au travail. Il affirme que celui-ci s’est alors montré défensif et avait essayé de l’intimider en s’approchant très près de lui tout en lui demandant s’il était heureux avec sa vie. Le fait qu’un marteau pendait à la ceinture d’Alain Magloire n’avait sans doute rien pour le mettre à l’aise durant ce bref échange dont il estime la durée à environ quinze secondes.
Lors du contre-interrogatoire mené par Me Dupras, il a été possible d’apprendre qu’Alexandre Witter avait affirmé dans une déclaration faite au SPVM qu’Alain Magloire avait appuyé sa poitrine contre son visage – illustrant ainsi la différence de grandeur entre les deux hommes – un détail qu’il avait passé sous silence durant son témoignage principal. Alexandre Witter a d’ailleurs précisé qu’il n’avait pas eu d’autre contact physique avec Alain Magloire.
Alexandre Witter affirme que lorsqu’il a mentionné qu’il allait appeler la police, Alain Magloire lui a simplement répondu : ok, call the police [la conversation s’est déroulée en anglais].
Il était 10h41 lorsqu’Alexandre Witter a signalé le 911.
« [TRADUCTION] Nous avons un invité qui est très agressif. Il est un danger pour notre personnel et nos clients. Il ne partira pas sans ravoir son argent. Il a un marteau et a endommagé une de nos portes », l’entend-on dire sur l’enregistrement de l’appel déposé en preuve.
Durant son témoignage, le commis de l’hôtel a déclaré qu’il n’était pas question de rembourser Alain Magloire, une décision qu’il justifiait par l’attitude « agressive » de ce dernier. Il a toutefois reconnu que les coups de marteau dans la porte de la salle de bains n’avaient causés que des dommages superficiels (« slight »), précisant du même coup que la porte en question était faite de métal.
À 10h42, l’auto-patrouille 21-1 a informé la répartition des appels qu’elle répondait à « un 616 priorité 2 ».
Selon le site web quebecscanning.ca, le numéro 616 correspond à un code d’appel signifiant « personne à expulser ».
Puis, alors que la police était en route vers l’hôtel, Alexandre Witter dit qu’Alain Magloire s’est rendu au hall d’entrée pour réclamer à nouveau le remboursement de son dépôt de 50 $.
Devant le refus du personnel de satisfaire sa demande, Alain Magloire a brisé la fenêtre du bureau de la réception en donnant un coup de marteau. La vitre extérieure a également connut le même sort.
Alexandre Witter dit qu’Alain Magloire demandait si la fenêtre valait 50 $ pendant qu’il faisait éclater la vitre en morceaux. Il ajoute avoir été coupé par les éclats de vitre.
À 10h43, Alexandre Witter a de nouveau appelé la police pour rapporter ce nouveau développement, avant de sortir dans la rue pour suivre Alain Magloire, lequel marchait sur le boulevard de Maisonneuve en direction ouest.
Il dit qu’à un certain moment, Alain Magloire s’est retourné et a levé son marteau dans les airs en le voyant. Il affirme s’être éloigné en courant, pour ensuite continuer à le suivre à distance.
Il explique avoir continué à filer Alain Magloire lorsque celui-ci a emprunté la rue St-Denis en direction nord, avant de prendre la rue Ontario vers l’est. Il affirme avoir cessé de marcher une fois rendu à l’arrêt d’autobus situé entre St-Denis et Berri, sur la partie sud d’Ontario.
À 10h52, Catherine Labelle-Léonard, une autre employée de l’hôtel, a contacté à son tour la police pour rapporter que son collègue suivait « un client très agressif » sur le boulevard de Maisonneuve. Elle a décrit le client en question comme étant un homme « d’origine indienne » âgé d’environ 40 ans avec des cheveux grisonnants et portant un « hoodie brun » et une « patch de pirate » sur l’œil.
À 10h53, la répartitrice du 911 a communiqué avec le véhicule 21-5 transportant les constables Jeanne Bruneau et Alex Campeau.
« Le 21-5, 054, personne armée, De Maisonneuve et St-Denis. On avait un homme qui se promène dans la rue avec une grosse masse, qui marche direction nord sur St-Denis en attente d'une description », dit la répartitrice.
Le marteau est donc devenu une « grosse masse »…
L’agent Denis Côté s’apprêtait à rentrer au PDQ 22 lorsqu’il a entendu l’appel sur les ondes.
« Ça a sonné une cloche. Je savais qu'il pouvait y avoir de la violence. Aussitôt qu’il y a une possibilité de violence, ça attire toujours mon attention. Avec le potentiel de risque, je prends la route », raconte-t-il.
L’auto-patrouille 21-5 est arrivée sur la rue Ontario par Sanguinet.
« On voit un homme qui coure vers nous et il a une coulisse de sang », dit l’agent Campeau.
Il s’agissait d’Alexandre Witter, qui avait subi des coupures au visage lors du bris de la vitre à l’hôtel.
« Dans ma tête, il venait tout juste de fracasser la tête de M. Witter avec son marteau », affirme la policière Bruneau.
La rencontre entre le commis de l’hôtel et les deux patrouilleurs du PDQ 21 a eu lieu au coin sud-est de l’intersection St-Denis et Ontario.
L’agente Bruneau explique que le commis de l’hôtel a confirmé aux constables être l’auteur du premier appel au 911, et a ensuite pointé du doigt Alain Magloire, qui marchait un peu plus loin vers l’est sur la rue Ontario.
« Je lui dis de rester où il est, de ne pas nous suivre », dit l’agent Campeau.
L’agent Campeau, qui était au volant de l’auto-patrouille, a stationné le véhicule juste à côté d’Alain Magloire.
« Je m’immobilise en 45o, de façon à faire une barricade », explique l’agent Campeau.
« On était sur le trottoir », dit l’agente Bruneau.
« Monsieur Magloire arrive proche de notre véhicule, très proche. Il me voit. Ma fenêtre est baissée. Il arrête tout près de moi », relate la constable Bruneau.
Fait à souligner, l’agent Campeau dit ne pas avoir vu Alain Magloire attaquer sa partenaire.
Aucune explication n’a été offerte au coroner pour permettre de comprendre comment l’agent Campeau a pu ne pas avoir été témoin d’un incident qui est sensé avoir eu lieu à l’endroit même où se trouvait le partenaire de la policière Bruneau.
Quant à la constable Bruneau, elle dit ne pas savoir où se trouvait l’agent Campeau à ce moment-là.
« Je hurle de toutes mes forces et je sors mon arme, je me penche du côté conducteur », continue l’agente Bruneau.
L’agent Campeau dit avoir lui aussi pointé son arme à feu vers Alain Magloire.
« L’espace de sécurité de ma collègue était envahi. J’ai pointé mon arme et j’ai crié: "Police!" Il a figé et m’a regardé dans les yeux », dit-il.
L’expert Poulin s’est dit en accord avec la décision de dégainer.
« Ça prends 2 secondes pour dégainer, acquérir sa cible et tirer. Quelqu’un peut faire 7 mètres, ou 21 pieds, durant ce laps de temps. Dégainer au début, ça coupe le temps de réaction », explique-t-il.
Le constable Campeau affirme qu’Alain Magloire avait le « visage crispé », qu’il était « replié sur lui-même », qu’il « respire rapidement », qu’il a l’air d’être « très en colère » et qu’il « démontre des signes précurseurs d’assaut ».
Il conclut qu’il est « impossible d’établir un contact avec lui ».
Témoin de la scène, Guy Miqueu, col bleu à la Ville de Montréal, travaillait avec une équipe d’excavation à réparer une conduite brisée sur Ontario, entre la ruelle Savoie et la rue Berri.
« J'ai vu une policière. Elle criait à un homme de lâcher son marteau, elle braquait son arme vers lui », dit-il. (29)
C’est alors qu’il a décidé de s’adresser à Alain Magloire.
« C’est là que je lui parlé, dit-il. C’est moi qui ai été vers lui. Je lui ai dit : pourquoi tu le jettes pas ton marteau ? Ils vont te tirer ».
« Il m’a répondu en levant les bras en disant : Je m'en fous, qu'ils tirent ».
Selon Guy Miqueu, Alain Magloire « parlait tranquillement ».
Il estime en outre que le comportement d’Alain Magloire n’avait « rien de menaçant » à ce moment-là.
« Il a pas sauté de coche, rien. Il m’a l’air d’un gars ordinaire », dit-il, en ajoutant toutefois qu’Alain Magloire avait aussi l’air d’être « dans son monde à lui ».
Le col bleu a semblé avoir fait preuve de davantage de doigté que les deux constables du SPVM dans son intervention auprès d’Alain Magloire.
Pour l’expert Poulin, le col bleu a « parlé d’un ton posé », pour essayer de « raisonner » Alain Magloire. À son avis, cette façon de communiquer était « plus adaptée à la situation ».
L’approche de Guy Miqueu contrastait drôlement avec celle des deux constables, qui, au lieu d’essayer de le raisonner, cherchaient plutôt à obtenir la soumission d’Alain Magloire en lui criant après tout en braquant leurs pistolets semi-automatiques dans sa direction.
« Il ne faut pas confronter verbalement quelqu’un en psychose », dit l’expert Poulin, mais plutôt « baisser le stimulus sonore ».
Par ailleurs, la réaction d’Alain Magloire à l’endroit de Guy Miqueu semblait démontrer qu’il était encore « parlable », contrairement aux dires de l’agent Campeau qui a conclu à l’impossibilité « d’établir un contact » avec Alain Magloire sans même s’être donné la peine d’essayer.
Or, le constable Campeau a rapidement mit fin à cette interaction qui avait pourtant plus de chance d’être fructueuse que son intervention et celle de sa collègue Bruneau.
« Je me mets entre lui et monsieur Magloire. Je lui dit de s’éloigner », dit l’agent Campeau.
La constable Bruneau dit avoir demandé des renforts parce qu’Alain Magloire était menaçant et « pas contrôlé ». Selon elle, la vue du citoyen blessé (Alexandre Witter) confirmait la « capacité à agresser » de l’homme.
Lorsqu’il a entendu l’agente Bruneau demander des renforts sur les ondes, l’agent Mathieu Brassard trouvait que la policière était « anormalement sous tension ».
« Tout le monde comprend des ondes radio que c’est anormalement dangereux », dit l’agent Brassard.
Selon lui, le « ton de voix » de l’agente Bruneau suggérait une « situation pressante ».
« Elle est beaucoup plus calme d’habitude », dit-il.
Il en déduit que la policière n’est « pas en contrôle », et que la demande ne portait pas sur des « renforts préventifs ».
Pour l’agent Denis Côté, la constable Bruneau a « l’intonation d’une policière paniquée ».
« Dans mon livre à moi, c’est une confrontation avec un homme armé », commente-t-il.
Cependant, à chaque fois que la policière Bruneau a pris les ondes, elle se trompait en donnant sa position.
En effet, au lieu de dire qu’elle se trouvait sur Ontario, elle affirmait plutôt être sur le boulevard de Maisonneuve, une erreur que l’agente Bruneau a attribuée « au stress » que la situation provoquait chez elle. Elle reconnait d’ailleurs avoir été sur l’adrénaline durant l’intervention.
L’agent Brassard s’attribue le flair d’avoir pensé que l’intervention ne se déroulait pas sur le boulevard de Maisonneuve.
« J’ai eu le sentiment que la situation se déroule plus au nord », dit-il. Il a donc décidé de se rendre sur la rue Ontario au lieu de prendre le boulevard de Maisonneuve.
C’est sur Ontario que l’agent Brassard a vu un homme correspondant à la description énoncée sur les ondes radio, marchant « de pas rapides, fermes ».
De son côté, le constable Campeau dit qu’Alain Magloire « marche d’un pas sec » vers la rue Berri, « le dos arqué », « prêt à réagir avec le marteau », lequel se trouvait le long de son corps.
« Monsieur Magloire marchait comme si on était pas là », dit l’agente Bruneau.
« Je pensais au départ qu'il pouvait s'agir d'un homme intoxiqué par la drogue ou l'alcool. Je ne savais pas à quel type d'individu j'avais affaire », dit-elle.
La policière a également pensé qu’Alain Magloire était peut-être atteint de problèmes de santé mentale.
Lorsqu’elle a rempli le formulaire sur l’emploi de la force, l’agente Bruneau a écrit que le comportement d’Alain Magloire « pouvait s’apparenter au délirium agité ».
« Regard fixe, pas de contact avec la réalité, semble indifférent à la présence policière », a-t-elle aussi écrit.
La constable Bruneau a également coché la case « urgence médicale » dans le formulaire.
« Quand il y a urgence médicale, Urgences-Santé doit être appelé dans la mesure du possible. Durant l’intervention, c’est pas possible d’appeler Urgences-Santé. Urgences-Santé n'intervient que si le suspect est contrôlé », explique-t-elle.
Pour l’expert Poulin, appeler une ambulance le plus tôt possible quand on fait affaire avec une « personne déséquilibrée » constitue une « bonne pratique ».
« Ça aurait dû être fait, elle perdait rien à le spécifier », dit-il.
« Pour moi, quand un individu déambule dans les rues avec un marteau, c’est un cas de santé mentale », tranche l’agent Denis Côté.
Pour l’agent Joly, les policiers avaient plutôt affaire « avec quelqu’un d’agressif qui ne veut pas coopérer ».
« Il n’avait pas l’air halluciné ou de pas être en contact avec la réalité », dit-il.
« M. Magloire semble focusser sur une idée précise. Je ne crois pas qu’il avait toute sa tête. Quelqu’un pourrait presque être détaché d’une situation tout en étant impliqué. Il avait beaucoup de colère dans ses yeux, son visage », dit l’agent Brassard. (30)
Se référant au formulaire d’emploi de la force rempli par l’agent Brassard, Me Poupart a noté que celui-ci a indiqué dans ce document qu’il y avait plusieurs facteurs donnant à penser qu’il avait affaire à un cas d’urgence médicale.
« Ça veut pas dire que c’en est une à cause qu’il y a des cases de cochées, nuance l’agent Brassard. Sur le moment, c’est pas une situation pour les intervenants autres que les policiers. À ce moment-là, la personne écoute pas nos ordres. On est dans un cas d’un homme dangereux ».
L’agent Campeau reconnaît de son côté ne jamais avoir eu l’idée de demander une ambulance. « Je m’occupais pas des ondes », affirme-t-il.
« Ça se passe vite », lance le coroner Malouin. Ça fait un an qu’on analyse le dossier pis eux les policiers ils ont quatre minutes ».
Le constable Campeau a témoigné à l’effet qu’Alain Magloire n’était « jamais rentré » dans les limites de son espace sécuritaire lorsqu’il se trouvait sur la rue Ontario.
L’agente Bruneau dit avoir conservé une « distance de précaution » avec Alain Magloire tout au long de l’intervention.
« Plus je m’approchais de Berri, plus je m’approchais du suspect », dit-elle, en ajoutant qu’elle n’avait pas le choix en raison du rétrécissement de la rue.
« On le suit sur Berri. Je continue à pointer mon arme, mais il n’écoute pas mes ordres et refuse de dropper son marteau », poursuit la policière.
Rendu à la hauteur du terre-plein, l’agent Brassard voit les constables Bruneau et Campeau traverser Berri avant de se stationner.
« On se stationne, M. Magloire fini de traverser Berri », dit l’agent Brassard.
« J’entends l’agent Campeau dire, crier lâche ton marteau. Les ordres sont forts, clairs », dit-il, ajoutant qu’il voit aussi « une grande colère » dans le visage d’Alain Magloire.
« On part au pas de course pour rattraper l’intervention », dit l’agent Brassard.
« J’ai dégainé dans mon approche de la situation », dit l’agent Brassard, ajoutant que le fait que les constables Campeau et Bruneau aient dégainé eux aussi « suggère un niveau de dangerosité très élevé ».
« On essaie de le suivre à quatre pour l’encercler », dit la policière Bruneau.
« Il avait de très longs bras, il pouvait aussi nous lancer son marteau dans le visage. Il était en mesure de me frapper. Deux enjambées, et c’était terminé », ajoute-t-elle.
Guy Miqueu a continué à suivre des yeux l’intervention policière lorsqu’Alain Magloire et les quatre constables se sont rendus sur la rue Berri.
« J’étais sûr qu’il allait se rendre », dit-il.
L’agente Bruneau affirme ne pas vouloir tirer à ce moment-là, en disant avoir à l’esprit la présence de citoyens au terminus.
« J’ai mentionné aux agents Campeau et Bruneau les possibilités d’employés parce qu’il y a des bureaux en arrière », dit l’agent Brassard.
Selon l’expert Poulin, les policiers se montrent davantage réticents à tirer depuis le décès de Patrick Limoges, ce piéton atteint d’une balle perdue tirée par un agent du SPVM sur la rue St-Denis, en juin 2011.
L’agent Joly, qui est le seul des quatre constables à ne pas avoir dégainé son pistolet, a décidé d’opter pour le poivre de Cayenne.
« Je vois l’agent Joly à ma gauche, qui longe l’édifice du terminus, dit l’agent Brassard. Il est le plus près de M. Magloire. Moi, je suis plus en retrait ».
Durant son témoignage, l’agent Brassard évoque le concept de « contact and cover » pour expliquer la façon que lui et son partenaire se déploient.
« Je suis en mode couverture. Ma tâche, c’est de protéger mon partenaire, mais aussi les autres policiers. C’est pour ça que je sors mon arme à feu », explique-t-il.
« Je suis pas pleinement engagé. C’est l’agent Joly qui l’est », de même que les constables Bruneau et Campeau, ajoute-t-il.
« Je me crois être le policier avec une vue d’ensemble », dit l’agent Brassard.
L’agent Joly s’est approché à près de six pieds d’Alain Magloire et lui a lancé un jet de poivre qui a raté la cible « à cause du vent ».
« L’agent Joly tente un jet à une distance de cinq mètres en direction de la tête de M. Magloire. Je sais pas si M. Magloire a vu le jet, mais il s’est retourné », dit l’agent Brassard, ajoutant que son souvenir de cet épisode de l’intervention n’est pas très précis.
La seule réaction d’Alain Magloire a consisté à faire un pas vers l’agent Joly.
L’agent Joly a de nouveau tenté de poivrer Alain Magloire, sans davantage de succès.
L’expert Poulin s’est montré sceptique quant à la pertinence du recours au poivre de Cayenne.
« C’est pas nécessairement efficace contre les gens ayant la conscience altérée. Sous le stress, on ressent pas la douleur », dit-il.
Alain Magloire et les quatre constables se sont retrouvés face à la Gare d’autocars, au 1755 rue Berri.
Selon l’agente Bruneau, Alain Magloire se trouvait tout près d’une porte d’entrée du terminus.
« On voulait pas qu’il rentre à l’intérieur », dit-elle. On essaie de le contenir, on l’encercle face au terminus ».
L’agente Bruneau dit cependant ne pas avoir échangé avec les autres policiers impliqués au niveau de l’endiguement.
« On a tenté une technique d’encerclement, mais on a jamais réussi à la contrôler », dit l’agent Campeau.
L’expert Poulin a noté que l’endiguement est une technique enseignée à l’ENPQ.
Pourquoi ne pas avoir tenté de bloquer le trottoir en faisant un demi-cercle autour d’Alain Magloire ?, de demander Me Poupart.
« Ça aurait été une bonne chose », convient l’agent Brassard.
L’expert Poulin met toutefois un bémol.
« On ne peut pas avoir de demi-lune parfaite, parce que si M. Magloire fonce sur un policier à l’extrémité, il risque d’y avoir un tir croisé », souligne-t-il.
« On est en avant du terminus. Le gars nous menace avec le marteau. Apportez le Taser », a dit l’agent Brassard sur les ondes.
« Il est sur nous autres, là, dépêchez-vous », a ajouté l’agente Bruneau.
« Marc-André Côté avait le Taser », précise l’agent Campeau.
Pour l’agent Denis Côté, le Taser n’était « vraiment pas une option ».
« Aucune arme intermédiaire ne nous permettait d’intervenir dans la situation de crise où on était. Le danger est tellement imminent », tranche-t-il. (32)
« Lorsqu’une personne est armée d’un objet, mais n’est pas en mode agression, le Taser s’applique. Ici, M. Magloire fonce, il est en mode agression », juge l’agent Côté.
L’agent Côté s’est néanmoins dit d’avis que si ses collègues policiers avaient eu un Taser à leur disposition, ils auraient pu tenter l’utiliser lorsqu’Alain Magloire leur faisait dos.
Selon l’agent Sylvain Asselin, les vêtements d’Alain Magloire n’auraient « pas empêché les sondes de faire leur effet »
« Quand il a commencé à déposer les sacs, il disait "emmène-le, le Taser". Il se crinquait », dit l’agente Bruneau.
« Pour moi, il libère son corps pour pouvoir bouger, pour se préparer à un affrontement », dit l’agent Campeau.
Puis, Alain Magloire s’est avancé vers les quatre policiers.
Selon l’agent Campeau, Alain Magloire tenait alors son marteau « le long de sa jambe ».
Voyant Alain Magloire s’avancer vers eux, les quatre policiers ont reculé dans la rue, au beau milieu de la circulation automobile.
« La circulation était dense. J’avais peur de me faire frapper par une voiture. Puis, il nous fonçait dessus », dit l’agente Bruneau, quoique les images vidéo montrent plutôt Alain Magloire en train de marcher tranquillement vers les quatre policiers.
« Moi, j’étais dans la rue, lui sur le trottoir. Il faisait pivoter son marteau dans les airs », dit l’agente Bruneau.
« Pour moi, M. Magloire est en mode attaque. Son avancée est quand même assez rapide », affirme l’agent Brassard.
L’agent Brassard affirme également qu’on peut voir Alain Magloire essayer de frapper les policiers avec son marteau dans le vidéo.
« Dans mon souvenir, il avançait vers nous avec son marteau à l’épaule. J’entends plusieurs policiers et moi-même crier lâche ton marteau », dit-il.
Le vidéo montre plutôt que les bras d’Alain Magloire pendent le long de son corps pendant qu’il avance en direction des policiers.
La constable Bruneau reconnait d’ailleurs qu’Alain Magloire n’a pas brandi son marteau entre le moment où il a déposé ses sacs au sol et celui où l’auto-patrouille est entré en collision avec lui.
« On m’a tout le temps enseigné, soutient l’agent Brassard, que c’est pas parce que tu omets d’agir que tu fais rien. Le fait qu’il ne lâche pas son marteau, c’est un geste. Lorsqu’il a avancé vers nous, c’était clairement une attaque. Son comportement démontrait tous les signes qu’il allait y avoir une attaque. Il n’a pas complété son attaque, mais c’est une attaque ».
« Le fait qu’il ne lâche pas son marteau est un signe précurseur d’un assaut », convient l’expert Poulin.
« De par son maniement du marteau, il semble avoir de l’expérience avec le marteau », a écrit l’agent Brassard dans son rapport.
« Monsieur Magloire était indifférent à nos demandes, il avançait et reculait en nous menaçant de son marteau. Plusieurs fois, je lui ai dit de lâcher son marteau, sinon je devrais faire feu. Il a répondu : "tire-moi, je m'en câlisse !" », dit l’agente Bruneau.
Quand quelqu’un dit qu’il se « calisse de mourir », n’est-ce pas là un indice que la personne a besoin d’aide ?, demande Me Poupart à l’agente Bruneau.
« Dans l’immédiat, il y a un danger pour les policiers et les citoyens alors il doit être contrôlé », répond la policière.
N’est-il pas exact de dire qu’Alain Magloire ne s’en ai jamais pris à un citoyen après l’incident à l’auto-patrouille ?, demande Me Poupart à l’agente Bruneau.
La constable Bruneau répond d’abord qu’elle ne s’en souviens pas.
Puis, elle modifie sa réponse en disant ceci : « J’ai pas vu monsieur Magloire agresser d’autres citoyens parce que je les faisais partir », soutient-elle.
L’expert Poulin croit que les policiers auraient pu répondre à Alain Magloire en tentant une technique de désescalade, en disant, par exemple « On veux pas te tuer ».
« Ici, la communication est en fonction de la source de danger, note-t-il. C’est pas 100 % adapté à la situation. Les techniques de désescalade devraient être plus exploitées ».
La communication semblait toutefois être le cadet des soucis de l’agent Brassard, qui dit ne pas avoir noté les paroles prononcées par Alain Magloire.
Il dit qu’Alain Magloire lui a répondu lorsqu’il lui a ordonné de lâcher son marteau, mais qu’il ne peut pas préciser ce qu’il lui a dit.
« Je suis persuadé qu’il a prononcé des mots mais je sais pas lesquels au moment de rédiger mon rapport », dit l’agent Brassard.
Quant à l’agent Joly, il dit ne jamais avoir adressé la parole à Alain Magloire durant toute la durée de l’intervention.
L’agent Joly a plutôt décidé de déployer son bâton télescopique, mais a rapidement renoncé à en faire usage en invoquant le fait qu’Alain Magloire était « trop agressif ».
« J’aurai compromis ma sécurité », dit-il.
« Selon moi, dit l’agent Brassard, c’est pas un outil qui pouvait être utilisé. Ça convenait pas à la situation ».
« J’étais rendue prête à tirer, dit la policière Bruneau. J’étais justifié de faire feu. J'étais rendu à l'étape où il fallait que ça arrête ».
« Si la meilleure option c’est de mettre fin à ses jours, c’est là qu’on était rendu », dit l’agent Campeau.
« Quand je vois qu’il dépasse le trottoir, pis que nous autres on est dans la rue », l’usage de la force mortelle devient justifié, affirme le constable Campeau.
« On aurait toute pu faire feu à différents moments quand M. Magloire avançait vers nous, dit l’agent Brassard. J’étais déjà légitimé de faire feu parce qu’il nous pousse à aller dans une rue qui nous met en danger par son inaction à lâcher son marteau ».
« À ce moment-là, ils étaient presque légitimés de tirer, dit l’expert Poulin. Il n’y a plus de repli. Le policier qui recule ne voit pas derrière lui. La possibilité d’être dans le trafic est dangereuse pour les policiers. Le manque d’opportunité de repli conditionne l’agir du policier ».
À 10h57, les policiers voyageant à bord de l’auto-patrouille 21-150 annoncent sur les ondes qu’ils s’approchent avec un Taser.
L’agent Brassard dit toutefois ne pas se rappeler d’avoir entendu ça.
Au même moment, l’agent Denis Côté a pris les ondes pour dire qu’il n’arrive pas à localiser les policiers impliqués dans l’intervention. « On le voit pas t'es où? », demande-t-il.
« Elle dit Berri et de Maisonneuve, mais moi chuis là pis y a rien qui se passe. Elle venait de donner une position qui est pas plausible. Je peux pas localiser l’endroit du conflit. J’étais rendu à St-Denis pis j’ai rien vu », explique l’agent Côté.
Peu après, l’agent Brassard a pris les ondes pour indiquer qu’il se trouve en avant du terminus.
Selon l’agent Côté, la voix du constable Brassard n’était pas aussi « paniquée » que celle de l’agente Bruneau, mais elle n’était pas calme non plus, ce qui lui suggérait que les policiers n’étaient pas en contrôle de la situation. Il est « pour le moins énervé », commente-t-il.
L’agent Côté a enfin un contact visuel avec l’intervention policière.
« Ils sont entre Ontario et de Maisonneuve, dit-il. Je les vois reculer, les policiers ont les armes au poing et font dos à la circulation. Ils reculent sans regarder. Monsieur Magloire est face aux policiers. Il avance vers eux d’un pas rapide et décidé ».
« Pour moi, c’était clair qu’ils allaient abattre l’individu. Dans ma tête, je sers à rien », conclut-il.
Puis, tout à coup, l’agent Côté imagine une façon de se rendre utile.
« J’ai eu le flash, dit l’agent Côté. J’ai improvisé une technique avec mon véhicule. J’ai quatre secondes pour improviser ».
« Je vais le heurter avec mon véhicule, je vais le percuter. Moi, je ne risque rien, je suis le seul qui est immunisé contre la menace, puisque je suis dans mon auto patrouille. Si je réussi à heurter l’individu, ça peut sauver la vie de l’individu et éviter aux policiers d’utiliser la force létale. C’était ça ou rien d’autre. Il se faisait abattre », estime le policier, qui a reconnu que cette manœuvre n’était pas enseignée. (33)
« Je savais que je pouvais causer des blessures à M. Magloire, avec la vitesse et la force de l’impact, et l’amener à l’hôpital, là où il aurait dû être, plutôt qu’il se fasse tirer », soutient l’agent Côté.
« J’ai accéléré pour aller les rejoindre, poursuit-il. J’ai dû monter jusqu’à 60, 70 km/h. J’ai créé une vitesse pour le neutraliser ou à tous le moins lui faire perdre son arme. J’ai monté à 70 km/h pour décélérer après ».
« Un véhicule peut servir d’arme d’opportunité, comme tout objet, commente l’expert Poulin. Le fait de le heurter à basse vitesse, c’est conforme. Je vis bien avec ça. Ce qui a freiné M. Magloire dans son élan, c’est l’arrivée des véhicules. Ça l’a donné de l’oxygènes aux policiers ».
« Je garde un visuel global de la circulation. J’ai même évité un taxi qui démarrait », relate l’agent Côté.
« Je m’approche pis je m’annonce pas », dit-il, en ajoutant qu’il voulait ainsi éviter « d’embourber les ondes ».
En contre-interrogatoire, l’agent Côté a reconnu ne jamais avoir pensé à aviser les autres policiers de son intention.
« L’usage de la radio est secondaire, tertiaire, lance-t-il. Ça m’a même pas effleuré l’esprit. Le policier qui pointe son arme est tellement tendu que tu lui parles pas. Moi, ma vie est pas en danger ».
« J’aurai préféré qu’il annonce sa manœuvre, dit l’expert Poulin. Qu’il l’annonce, ça pouvait pas nuire à la manœuvre ».
Le coroner Malouin est intervenu pour demander à l’agent Côté s’il n’avait pas eu peur d’être atteint d’une balle perdue en effectuant sa manœuvre.
« Ça aurait pu arriver, mais j’y ai pas pensé », laisse tomber le policier.
« Je veux pas utiliser ma sirène parce que je veux créer un effet de surprise », dit-il.
L’agent Côté dit cependant avoir perdu son effet surprise en raison d’une auto patrouille ayant actionné ses gyrophares qui arrivait sur les lieux en même temps que lui.
On voit d’ailleurs dans le vidéo qu’Alain Magloire cesse de marcher en direction des policiers, pour virer vers la gauche, en direction du véhicule de l’agent Côté.
« Monsieur Magloire s’est reviré face à moi, dit l’agent Côté. Il a anticipé mon arrivée ».
« Il m'a vu peu avant l'impact, ça m'a pris de court. Il était trop tard pour changer ma manœuvre et augmenter ma vélocité », affirme-t-il, estimant sa vitesse à 10 km/h à ce moment-là. (34)
« Dans mon souvenir, il n’avait pas détourné sa marche. Ma perception, c’est qu’il avance toujours vers nous. J’avais pas noté qu’il avait changé sa trajectoire », dit l’agent Brassard.
« L’individu a sauté juste avant l’impact, affirme l’agent Côté. Il a comme sauté dans les airs, il a fallu que j’ajuste mon angle d’impact. Il a sauté par-dessus pis il s’est retrouvé sur le capot, il a sauté sur le pare-brise ».
Durant le contre-interrogatoire mené par Me Poupart, l’agent Côté a reconnu qu’il n’avait pas mentionné dans son rapport qu’Alain Magloire a sauté sur le capot de son véhicule.
« J’ai jamais mentionné ça avant », dit-il, avant de s’employer à minimiser cet élément de son témoignage.
« Ç’aurait pas fait de différence dans mon intervention. C’est un détail de l’événement que je trouve pas pertinent. Ça change rien à la finalité », insiste-t-il.
Selon l’agent Campeau, Alain Magloire aurait « sauté sur le capot » de la voiture de police.
Il va même jusqu’à prétendre qu’Alain Magloire aurait « tenté de fracasser la vitre avec son marteau », ce dont on peut se permettre de douter puisque l’agent Côté n’en n’a jamais fait mention.
En contre-interrogatoire, le constable Campeau a aussi affirmé qu’Alain Magloire avait sauté à pieds joints sur le capot du véhicule, mais les images vidéo ne permettent pas de soutenir une telle affirmation.
Selon l’agente Bruneau, Alain Magloire est « monté sur le capot » de l’auto-patrouille circulant à « très basse vitesse ».
« D’après moi, il a voulu l’éviter pis il a revolé pis il est tombé sur le capot », dit plutôt Guy Miqueu.
De son point de vue, il ne fait aucun doute que l’auto-patrouille a « rentré dedans » Alain Magloire.
L’agent Joly abonde dans le même sens.
« J’ai perçu qu’il a été heurté par le véhicule », dit-il.
« Le véhicule percute M. Magloire sur son flanc gauche. C’est mon souvenir », dit l’agent Brassard.
Le coroner Malouin a cependant cru bon de faire remarquer que le rapport du pathologiste mentionnait qu’il y avait absence de traces d’impact sur les membres inférieur d’Alain Magloire.
Sur le moment, l’agent Côté croyait que sa technique improvisée avait porté fruit.
« Il a été projeté sur le trottoir, dit-il. Je pensais l’avoir neutralisé. Je présume que la personne va être sonnée suite à l’impact. En sortant, je me suis rendu compte que M. Magloire n’a pas été sonné du tout ».
Le journaliste Brian Myles du Devoir se montre beaucoup plus critique.
« Si Denis Côté n’aurait pas foncé, peut-être ça aurait viré autrement », avance l’expert Poulin.
Pour l’agent Brassard, l’initiative de l’agent Côté était la bienvenue. Il dit être « complètement en accord avec ce qui a été fait ».
Pour lui, l’auto-patrouille devient une « arme d’opportunité » exerçant une « frappe de diversion ».
« Il vient nous protéger, dit-il. Ça aurait peut-être pu fonctionner s’il avait eu une vitesse un peu plus supérieure ».
« Pour moi, c’est un outil beaucoup moindre que le mien qui est une arme à feu », dit l’agent Brassard.
« C’est moins pire », lance à son tour le coroner Malouin.
« Je me rappelle que M. Magloire se retrouve sur le capot du véhicule, dit l’agent Brassard. J’ai baissé mon arme parce qu’avant ça, j’étais en acquisition de cible. Je lâche mon acquisition, mon but c’est de rengainer et de faire des techniques à mains nues en voyant l’agent Joly parce qu’on l’a fait plusieurs fois ensemble ».
L’agent Brassard précise que l’expression « acquisition de cible » veut dire « on va mirer ».
« Je vois l’agent Joly agripper M. Magloire. M. Magloire est presque debout sur le capot à ce moment-là », dit l’agent Brassard, ajoutant que le moment était « bon », selon lui, pour ce type de « diversion ».
« Je vois le mouvement du bras, qui prend l’extension complète du bras avec le marteau. Je vois les yeux de M. Magloire, il acquiert sa cible. Quand je vois son bras dans les airs avec son regard, j’ai la conviction profonde que la vie de mon partenaire est en danger. Il vise la tête de l’agent Joly », poursuit le policier.
« Ma vie est en danger. Je protège ma tête avec mes mains », dit l’agent Joly.
L’agent Côté déclare qu’il s’agit-là du seul moment où il a vu le marteau dans les airs.
« Il a fait un geste avec le marteau vers l’agent Joly, dit l’agent Campeau. C’était le moment de mettre fin à la menace. J’ai pointé mon arme et j’allais tirer lorsque j’ai entendu des coups de feu ».
« Je sors à peu près en même temps que les coups de feu, dit l’agent Côté. J’effectuais la manœuvre pour sortir du véhicule. J’étais en transition là-dedans. J’ai même pas eu le temps de dégainer, les coups sont partis ».
« J’ai complété mon acquisition de cible. J’ai fait feu jusqu’à ce que la menace ait cessé. J’avais une vision tunnel. J’ai fait feu le plus rapidement possible. C’est une question de vie ou de mort à ce moment-là. Il faut que je sauve la vie de l’agent Joly », conclut l’agent Brassard. (38)
« C’est évident que le policier Brassard était légitimé de tirer », tranche l’expert Poulin.
L’agent Brassard a fait feu à quatre reprises en l’espace d’un dixième de seconde. (39) Il est 10h58.
Pourquoi quatre coups de feu ?
« Ils sont entrainés à tirer jusqu’à ce que la menace ait cessé, répond l’expert Poulin. Une arme moderne va tirer quatre balles par seconde ».
Selon lui, entre 15 et 30 % des balles atteignent la cible visée. « Ici, les quatre balles ont atteint M. Magloire », note-il.
Pourquoi ne pas tirer sur les bras ?
« C’est physiquement impossible, dit l’expert Poulin. Le bras se promène à 15 centième de seconde. Si on rate, on sait pas où la balle va aller. Et même si on atteint le bras, la menace ne va pas cesser ».
« Dans certaines circonstances, le policier peut viser la jambe ou la tête, ajoute-t-il. Par exemple, dans le cas d’un terroriste qui a une veste pare-balle ».
« Monsieur Magloire a été projeté vers le mur par l’effet des projectiles », observe l’agent Côté.
Voyant Alain Magloire effondré au sol, l’agent Côté se précipite vers lui. Il est suivi par la constable Bruneau.
« J’ai mis les menottes à monsieur Magloire étant donné qu’il était encore conscient. Je le considère encore comme une menace. J’avais une crainte qu’il se relève donc j’ai mis les menottes », dit l’agente Bruneau.
« Ma première réaction, c’est de menotter M. Magloire avec la policière », dit l’agent Côté.
Les agents Campeau et Brassard semblaient s’imaginer eux aussi qu’Alain Magloire représentait encore une menace puisqu’ils continuaient à pointer leur pistolet en sa direction.
« Je leur ai crié de rengainer parce que je voulais pas être victime d’un tir accidentel à cause d’un policier énervé », déclare l’agent Côté.
Qui d’autre qu’un surhomme pourrait continuer à représenter une menace après avoir été atteint de quatre projectiles d’arme à feu ? On est clairement dans un cas où les policiers font une bien mauvaise évaluation de la situation.
« J’ai pris l’état de la personne pour m’apercevoir qu’il tombait inconscient, raconte l’agent Côté. J’ai demandé à la policière de le démenotter parce que son état ne constitue plus une menace. J’ai demandé aux policiers d’aller chercher la trousse ».
« J’essayais de voir les plaies, à quel endroit il a été atteint », dit-il.
« Avant d’être policier, j’ai pris un cours d’ambulancier, explique l’agent Côté. J’ai des notions médicales un peu plus élevée que les policiers. J’ai fait une évaluation sommaire des dégâts. Je me suis aperçu qu’on le perdait ».
« Je le perdais lentement pas vite, continue-t-il. Je prenais son pouls. On a commencé les manœuvres de réanimation avec une policière du Poste de quartier 22 ».
À 11h02, Urgences-Santé arrive sur les lieux.
Le décès d’Alain Magloire a été constaté peu après son arrivée dans un centre hospitalier.
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La policière Bruneau a été placé dans une auto-patrouille à l’écart de la scène.
« On m’a dit d’aller respirer », raconte-t-elle, sans se rappeler lequel de ses collègues lui a fait cette suggestion.
« Un autre agent m’a retiré de la scène. Je devais être isolé », dit l’agent Campeau, précisant que l’initiative était venue de Marc-André Côté.
« Après les coups de feu, le sergent Lamarche m’a isolé », dit l’agent Brassard.
« Il m’a demandé ce qui s’est passé. J’ai fait une courte narration. J’ai remis mon ceinturon à un supérieur », explique-t-il.
L’agent Denis Côté dit se rappeler que la commandante du PDQ 21, Roxanne Pitre, est arrivée sur les lieux dans les minutes ou la demi-heure ayant suivi l’intervention policière.
« Elle m’a dit : t’es assez vieux, tu sais comment ça fonctionne », rapporte-t-il.
« J’ai juste relaté les faits de mon intervention, dit l’agent Côté. J’ai mentionné que j’ai eu une implication directe dans l’événement. J’ai mentionné que j’ai heurté volontairement une personne ».
L’agente Bruneau a été amenée dans un centre hospitalier, où elle dit avoir été traitée pour un « choc post traumatique ».
« Un psychiatre m’a donné un congé », dit l’agent Campeau.
L’agent Brassard dit avoir été rencontré pendant une quinzaine de minutes par une jeune étudiante en médecine dans un centre hospitalier.
« J’ai eu à raconter une partie de l’événement, surtout mon implication », explique-t-il.
La policière Bruneau a été rencontré chez elle par un enquêteur de la Sûreté du Québec, le soir même, mais n’a pas remis sa déclaration à ce moment-là.
Elle a pris congé du 3 au 7 février et dit n’avoir rencontré personne pour « ventiler » durant cette période.
L’agent Brassard dit avoir parlé à son partenaire Joly le soir même.
L’agent Campeau affirme ne pas avoir parlé à personne de l’événement.
« J’ai rencontré un enquêteur de la SQ chez-moi en soirée, dit l’agent Denis Côté. Je me souviens pas de son nom. Je figurai qu’il venait prendre ma déclaration. Il a eu un appel de venir me rencontrer. Il avait pas l’air de savoir ce qui s’était passé ».
L’agent Côté affirme que la visite a duré une dizaine de minutes. « Il était venu s’enquérir de mon état. On a pas abordé l’événement en tant que tel. On m’a pas questionné », raconte-t-il.
« Tu vas produire un rapport pis tu vas le donner aux enquêteurs des crimes majeurs », lui a expliqué l’enquêteur de la SQ.
« C’est sûr qu’après l’événement, j’en ai discuté avec ma partenaire à la maison », reconnait l’agent Côté.
« J’ai eu une semaine à la maison », ajoute-t-il.
L’agent Brassard a révélé avoir participé à une rencontre avec les policiers impliqués dans l’incident, le 6 février.
« On a fait un rassemblement, on s’est serré la main, demandé comment ça allait », dit-il, ajoutant qu’il n’a pas été question de « parler des détails de la trame » durant cette rencontre, qui n’était pas une « rétroaction psychologique », selon lui.
Durant cette rencontre, qui a été « très, très vite », il a été « souligné » le fait que l’événement du 3 février allait être « très important dans notre carrière », sans fournir d’autres détails.
L’agent Denis Côté dit ne pas avoir été présent à cette rencontre.
Il affirme ne pas avoir parlé de l’événement avec ses collègues, ni avec ses supérieurs, avant de rédiger son rapport, le 7 février.
« Avant de terminer la rédaction, j’ai rencontré mes collègues du PDQ 22 », dit-il, en précisant que les policiers rencontrés n’avaient pas été impliqués dans l’intervention.
« Au moment d’écrire mon rapport, je n’ai pas accès au vidéo, ni à l’audio des appels, affirme-t-il. Je l’ai fait de mémoire devant le clavier ».
Il ajoute ne pas avoir consulté d’avocat non plus, en faisant allusion à l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Wood v. Schaeffer, en décembre 2013. (40)
Dans cette affaire, le plus haut tribunal du Canada a estimé qu’un policier visé par une enquête criminelle ne devrait pas avoir la possibilité de consulter un avocat avant de rédiger son rapport.
« Quand l’arrêt est sorti, ça l’a circulé dans les milieux policiers de façon informelle », dit l’agent Côté.
Selon lui, les policiers impliqués dans l’intervention policière du 3 février 2014 ont d’ailleurs été « les premiers », après l’arrêt Wood v. Schaeffer, à devoir rédiger un rapport alors qu’ils faisaient l’objet d’une enquête criminelle.
Il dit ne pas avoir rencontré d’enquêteur de la SQ après avoir produit son rapport.
L’agent Brassard dit avoir entamé la rédaction de son rapport le matin du 4 février, à son domicile, et l’a complété le 7 février.
En contre-interrogatoire, l’agent Brassard a admis que son rapport comportait des oublis majeurs et un récit qui diffère, à différents égards, de la séquence captée par des caméras de surveillance installées à proximité. Par exemple, il ne remarque pas qu’Alain Magloire a changé de trajectoire pour se dirigé vers l’auto-patrouille conduite par l’agent Côté. (41)
« Je n’accorde pas une grande crédibilité à sa déclaration », a lancé le coroner Malouin, en invoquant que le « choc post-traumatique » pouvait expliquer pourquoi la séquence des événements avait été inversée dans le récit écrit du policier.
Le commentaire du coroner Malouin a d’ailleurs fait réagir l’avocat du policier, Me Dupras, qui a invité celui-ci à la prudence.
« Je vous ferai des représentations pour éclairer la situation », a offert l’avocat.
Me Loiselle, avocat de la Ville de Montréal et de son service de police, est également intervenu, suggérant au coroner « d’attendre avant d’en arriver à une conclusion ».
« Je ferai mieux de me taire », a alors dit le coroner Malouin, à la blague.
L’agent Denis Côté a lui-même reconnu que son rapport contenait des erreurs.
« Il y a des images qui sont plus nettes dans mon esprit que d’autres. Il y a des erreurs au niveau du temps par rapport au vidéo. Les faits sont exacts, ils sont juste décalés dans le temps », explique-t-il.
L’agent Joly a rédigé son rapport le 7 février, mais n’a pu expliquer pourquoi il a inscrit la date du 3 mars.
Il s’est absenté du travail pendant cinq mois suite à cette intervention policière.
L’agent Brassard a quant à lui été en arrêt de travail pendant un mois, et dit avoir effectué un retour progressif au boulot à compter du début de mars.
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À différentes occasions, le coroner Malouin a laissé entrevoir de quoi sera fait son rapport.
« Monsieur Magloire n’a jamais lâché son marteau. S’il avait pas eu le marteau dans les mains, on en serait pas rendu là. On s’entend que M. Magloire était malade et qu’il aurait pas dû être dans la rue, et que si le Taser était arrivé à temps on n’en serait peut-être pas rendu là », a-t-il déclaré durant les audiences.
Et si les policiers avaient essayé les techniques de désescalade ?
Il ressort de la preuve que les policiers n’ont jamais essayés d’entreprendre un dialogue avec Alain Magloire.
Ils n’ont jamais essayé de se mettre dans ses souliers.
Ils n’ont jamais essayé de déterminer son état mental.
Ils n’ont jamais manifesté la moins empathie à son endroit.
Ils ont affirmé à l’unisson que la situation ne se prêtait pas à l’intervention de personnel spécialisé en urgence médicale.
Tout ce qu’ils ont essayé de faire, c’est d’obtenir sa soumission en hurlant des ordres en braquant leurs pistolets semi-automatiques, comme s’ils avaient affaire à une personne en pleine possession de ses moyens, ayant pris la décision réfléchie de défier leur autorité.
Ils se sont entêtés à persister dans cette approche musclée mais si elle ne produisait pourtant aucun autre résultat que d’exacerber la colère du principal intéressé.
Ils ne voyaient pas un être humain en difficulté devant eux, mais plutôt une menace qu’il fallait maîtriser au plus vite.
Pourtant, lors de l’intervention policière ayant couté la vie à Donald Ménard survenue trois mois plus tôt, en novembre 2013, au moins un des policiers impliqués avaient tenté une approche moins coercitive, en adressant des paroles rassurantes au lieu d’une attitude menaçante.
Et ce, même après que Donald Ménard eut frappé au visage l’un des policiers impliqués, alors qu’Alain Magloire n’a quant à lui jamais touché à aucun des policiers impliqués avant la tentative infructueuse de l’agent Joly de le faire chuter au sol.
Ainsi, à un certain moment de l’intervention, l’agent Dominic Julien a essayé de calmer Donald Ménard en lui disant : « Regarde, ça va ben aller, on va t’aider ».
Comment explique-t-on que les quatre constables impliqués dans l’intervention policière du 3 février 2014 n’aient même pas tentés de faire l’effort d’essayer une technique de désescalade devant l’inefficacité de leur approche ?
La couleur de la peau d’Alain Magloire pourrait-elle avoir joué un rôle dans la conduite des policiers à son endroit ?
En d’autres mots, le phénomène de la « peur de l’homme noir » pourrait-il avoir influencé la perception et, par ricochet, le comportement des quatre constables ?
Dans un article publié en 2010, les chercheurs Bernard Leonel et Christopher McAll du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS) avaient abordé le phénomène en avançant l’hypothèse que la sur-surveillance des jeunes Noirs dans les lieux publics par les policiers et agents de sécurité pouvait s’expliquer par cette peur du Noir.
« Intervenant au nom de leurs peurs non-fondées ressenties par une partie de la population, les policiers et agents de sécurité peuvent non seulement générer la peur chez les jeunes visés, mais être pris eux-mêmes au jeu de la peur. À ce moment-là, tous les dérapages deviennent possibles », écrivent-ils. (42)
« Nous, notre optique, c'est qu'avec cette concentration de ressources policières autour des Noirs, ça peut alimenter la peur dans la population, ça fait peur aussi à la communauté noire. Et on pense aussi que les policiers peuvent finir aussi à avoir peur eux-mêmes », a expliqué McAll lors d’une entrevue sur les ondes de Radio-Canada. (43)
Le comédien américain W. Kamau Bell a récemment raconté sur le site de Vainty Fair comment il avait peur de se faire tirer dessus par la police en raison du fait qu’il est Noir et mesure plus d'un mètre quatre-vingt-dix. « J'ai été doté de la triple couronne de cible pouvant être tuée sans aucune raison : grand, noir et homme », lance-t-il, ajoutant qu’il lui arrivait même d’essayer de faire oublier sa taille, en « se voûtant et se pliant ». (45)
La peur du Noir semble bien ancrée dans le subconscient d’une bonne partie de la population.
Dans un texte publié sur le site du Guardian, Orville Lloyd Douglas de Toronto dit avoir compris pourquoi jamais personne ne s’assoit à côté de lui dans les autobus ou le métro lorsque sa sœur lui a dit ceci :
[TRADUCTION] Les gens ont peur de toi. Tu es un grand homme noir de six pieds avec de larges épaules. (46)
Alain Magloire était Noir. Mais il était aussi très grand.
Ces caractéristiques font-elles parties des causes et circonstances de son décès ?
Ce n’est certainement pas en esquivant cette délicate question que l’on trouvera la réponse.
Sources :
(1) La Presse, « Alain Magloire: la descente aux enfers d'un surdoué », Daphné Cameron, David Santerre, Publié le 05 février 2014 à 08h04 | Mis à jour le 05 février 2014 à 10h27.
(2) Journal de Montréal, «"Je veux papa" - Une des filles d’Alain Magloire », Geneviève Geoffroy, Samedi, 8 février 2014 14:46 MISE à JOUR Dimanche, 9 février 2014 13:15.
(3) La Presse, « La bombe dans la tête », Marie-Claude Gagnon, Publié le 05 février 2014 à 05h00 | Mis à jour le 05 février 2014 à 05h00.
(4) Ici Radio-Canada, « Alain Magloire : un parcours surprenant », Mise à jour le mercredi 5 février 2014 à 18 h 22 HNE.
(5) CTV Montreal, “Brother of Montreal shooting victim says his family is destroyed”, Published Wednesday, February 5, 2014 6:38PM EST, Last Updated Friday, February 7, 2014 10:53AM EST.
(6) https://www.youtube.com/watch?v=LPCKbzvDrAU
(7) Ici Radio-Canada, « Alain Magloire a demandé de l'aide avant sa mort », Mise à jour le jeudi 8 janvier 2015 à 17 h 12 HNE.
(8) La Presse, « Alain Magloire aurait-il pu être sauvé? », Katia Gagnon, Publié le 05 février 2014 à 00h00 | Mis à jour le 05 février 2014 à 06h17.
(9) La Presse, « Homme abattu: le policier voulait-il protéger sa partenaire? », David Santerre, Publié le 04 février 2014 à 07h20 | Mis à jour le 04 février 2014 à 09h31.
(10) Idem.
(11) La Presse, « Mort d'Alain Magloire: les policiers impliqués en arrêt de travail », David Santerre, Publié le 05 février 2014 à 08h37 | Mis à jour le 05 février 2014 à 08h37.
(12) CBC News, “Police shooting of Alain Magloire renews calls for reforms”, Posted: Feb 04, 2014 8:43 AM ET Last Updated: Feb 04, 2014 10:02 PM ET.
(13) The Gazette, “Man killed by police described as 'charming'”, Monique Muise, February 5, 2014, p. A3.
(14) CNW, « Décès lors d'une intervention d'urgence - Le coroner en chef ordonne la tenue d'une enquête publique », Bureau du coroner, 7 février 2014 10:00.
(15) Le Soleil, « Un coroner intente une poursuite contre sa patronne », Mathieu Boivin, Publié le 11 janvier 2013 à 05h00 | Mis à jour le 11 janvier 2013 à 07h29.
(16) CNW, « Le DPCP annonce qu'aucune accusation criminelle ne sera déposée à la suite du décès de M. Alain Magloire survenu le 3 février 2014 lors d'une intervention policière », Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2 septembre 2014.
(17) Ici Radio-Canada, « Les images des derniers instants d'Alain Magloire », Mise à jour le jeudi 16 octobre 2014 à 18 h 52 HAE.
(18) Bureau du coroner, Déclaration d’ouverture, 12 janvier 2015.
(19) Rapport d’enquête d’André Perreault, coroner à temps partiel, sur les causes et circonstances du décès de Fredy Villanueva survenu à Montréal le 9 août 2008, Dossier n° 141740, Décembre 2013, p. 124.
(20) Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 RCS 97, p. 138.
(21) 24 heures, « Santé mentale: le SPVM va former ses policiers », Ewan Sauves, Mise à jour: 31/01/2013 22:19.
(22) The Gazette, “Fatal confrontations”, René Bruemmer, March 10 2012, p. B1.
(23) Le Journal de Montréal, « Le "héros de Dawson" présent sur l’intervention qui a coûté la vie à un itinérant », Marc Pigeon, Mardi, 4 février 2014 18:23 MISE à JOUR Mardi, 4 février 2014 18:47.
(24) La Presse Canadienne, « Un policier n'a disposé que de quelques instants pour abattre Kimveer Gill », Nelson Wyatt, 12 septembre 2007 - 24 h :1.
(25) La Presse, « Un flic et son ménisque », Patrick Lagacé, 15 septembre 2007, p. A25.
(26) La Presse, « Cinq policiers et un tireur fou », Patrick Lagacé, 12 septembre 2007, p. A4.
(27) Le Devoir, « L’enquête du coroner révèle des faits préoccupants », Brian Myles , 17 janvier 2015.
(28) Le Devoir, « La policière Jeanne Bruneau craignait pour sa vie », Brian Myles, 20 janvier 2015 12h36.
(29) La Presse, « Mort d'Alain Magloire: un col bleu a tenté d'intervenir », Sophie Allard, Publié le 14 janvier 2015 à 14h09 | Mis à jour le 15 janvier 2015 à 07h03.
(30) La Presse, « Enquête sur le décès d'Alain Magloire: une question de vie ou de mort », Sophie Allard, Publié le 15 janvier 2015 à 14h06 | Mis à jour le 16 janvier 2015 à 06h43.
(31) Ici Radio-Canada, « Enquête Magloire : la policière a cru qu'elle allait mourir », Mise à jour le mardi 13 janvier 2015 à 11 h 47 HNE.
(32) Le Journal de Montréal, «"Pour moi, il n’y avait aucune autre option" - l'agent Denis Côté », Claudia Berthiaume, Mardi, 20 janvier 2015 12:39 MISE à JOUR Mardi, 20 janvier 2015 12:51.
(33) Ici Radio-Canada, « Le policier qui a foncé sur Alain Magloire avec son autopatrouille s'explique », Isabelle Richer, Mise à jour le mardi 20 janvier 2015 à 14 h 24 HNE.
(34) La Presse, « Le héros de Dawson a voulu déstabiliser Alain Magloire en fonçant sur lui », Sophie Allard, Publié le 20 janvier 2015 à 14h16 | Mis à jour le 21 janvier 2015 à 07h03.
(35) CBC News , « Alain Magloire inquiry: Officer who drove into him hoped to save his life”, Posted: Jan 20, 2015 5:00 AM ET Last Updated: Jan 20, 2015 6:15 PM ET.
(36) Le Devoir, « Décès d'Alain Magloire - L’enquête du coroner révèle des faits préoccupants », Brian Myles, 17 janvier 2015.
(37) The Gazette, “Officer who shot Alain Magloire said it was question 'of life or death'”, Monique Muise, Published on: January 15, 2015 Last Updated: January 15, 2015 7:48 PM EST.
(38) Le Devoir, « Le policier qui a fait feu craignait pour la vie de son collègue », Brian Myles, 16 janvier 2015.
(39) CBC News, “Alain Magloire was in 'attack position,' says officer who shot him”, Posted: Jan 15, 2015 3:10 PM ET Last Updated: Jan 15, 2015 3:28 PM ET.
(40) [2013] 3 S.C.R. 1053.
(41) Ici Radio-Canada, « L'agent Brassard explique pourquoi il a dû tirer sur Magloire », Isabelle Richer, Mise à jour le jeudi 15 janvier 2015 à 13 h 50 HNE.
(42) BERNARD Leonel, McALL Christopher, « Jeunes Noirs et système de justice - "La mauvaise conseillère" », Revue du Cremis, Hiver 2010 Vol. 3, No. 1, p. 14.
(43) SRC Télévision - Le Téléjournal, « Les Noirs quatre fois plus dans la mire des policiers de Montréal », 19 mars 2010 - 22:00 HAE.
(44) ProPublica, “Deadly Force, in Black and White”, Ryan Gabrielson, Ryann Grochowski Jones and Eric Sagara, Oct. 10, 2014, 10:07 a.m.
(45) LeMonde.fr Blogs, « L’Amérique a-t-elle peur des « grands hommes noirs », et inversement ? », 4 décembre 2014.
(46) The Guardian, “Why I hate being a black man”, Orville Lloyd Douglas, 9 November 2013 14.00 GMT.