Cet article est une version plus complète d’un texte initialement rédigé pour être publié dans 2 quotidiens montréalais.
La Gazette a publié une version ayant connu plusieurs modifications de la lettre d’opinion qui leur a été soumise. Pour lire la lettre ouverte publiée dans l’édition du samedi 21 janvier 2012 de la Gazette (en anglais), clickez ici.
Le Devoir a publié dans son intégralité la lettre ouverte qui leur a été envoyée. Pour lire la lettre publiée dans l’édition du samedi 14 janvier 2012 du Devoir (en français), clickez ici.
Le 22 janvier, 2012
Farshad Mohammadi a été tué le 6 janvier par un policier du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), qui a tiré sur lui à plusieurs reprises. On en sait bien peu à propos de cette intervention policière : elle s’est déroulée dans une station de métro achalandée où Mohammadi se serait abrité, un policier a été blessé, et au moins trois balles ont été tirées par la police.
Cette mort brutale a précipité une avalanche d'appels quant à la nécessité d'augmenter le financement des programmes offerts aux personnes sans domicile fixe et ayant des problèmes de santé mentale. Même des politicienNEs opportunistes, comme le maire Gérald Tremblay, ont fait de tels appels, ce qui souligne l’hypocrisie du soi-disant souci de l’administration Tremblay à propos de la mort de Mohammadi, elle qui a tout fait pour éviter de critiquer l’usage déplorable de violence policière dans sa mort.
Les itinérantEs – incluant celles et ceux qui sont raciséEs (particulièrement les Autochtones), consomment des drogues et/ou ont des problèmes de santé mentale -- sont criminaliséEs et emprisonnéEs beaucoup plus souvent que le reste de la population. Les programmes sociaux et les services de santé qui leur sont destinés sont drastiquement sous-financés ou tout simplement inexistants, alors que paradoxalement le financement gouvernemental destiné à soutenir les forces policières et le système carcéral est en explosion. Toutefois, bien que plus de financement soit nécessaire pour augmenter les services, cela ne cible pas les causes fondamentales de la pauvreté et de l’itinérance. D'autres réalités systémiques ont joué un rôle dans la mort de Mohammadi et doivent être explorées afin de comprendre ce qui s'est passé et, surtout, prévenir de telles morts dans le futur.
Profilage, violence et impunité
Le profilage social auquel s’adonne le SPVM est un problème fondamental qui a conduit à la mort de Farshad Mohammadi. Les agents de police harcèlent les personnes qui se réfugient ou dorment dans le métro, ce qui crée un climat de ressentiment et de mépris vis-à-vis de la police au sein des communautés marginalisées. Les circonstances dans lesquelles Mohammadi aurait blessé un agent de police avant d'être abattu demeurent floues. Des témoins ont rapporté qu'il ne dérangeait personne avant l’intervention de la police. La question la plus fondamentale est donc : pourquoi la police a-t-elle jugé nécessaire d'intervenir auprès de Mohammadi dans un premier temps ? Était-il simplement en train de dormir par terre, plutôt que sur un banc ? Est-ce qu’il était là depuis « trop longtemps » ?
Un deuxième problème, en lien avec le premier, est celui de la violence et de l'impunité des policiers. Depuis 1987, plus de 80 personnes, dont certaines étaient en détention, sont décédées aux mains de la police. Ces décès incluent, entre autres, les morts controversées d'Anthony Griffin, Jean-Pierre Lizotte, Mohamed Anas Bennis, Quilem Registre, Fredy Villanueva et, l'été dernier, Mario Hamel et Patrick Limoges. Pourquoi une force meurtrière a-t-elle été utilisée pour intervenir auprès de ces individus, parmi lesquels plusieurs étaient sans abri ou racisés ? Au Québec, entre le premier janvier 1999 et le 30 juin 2011, il y a eu 339 enquêtes portant sur des interventions policières ayant mené à des blessures graves ou à la mort. Des accusations criminelles ont été portées contre des agents à seulement trois reprises, et au moins deux des trois procès ont donné lieu à des acquittements! Cette impunité s'explique largement par le fait que le Québec utilise toujours la pratique hautement critiquée de demander aux forces policières d’enquêter les unes sur les autres quand de telles situations surviennent. Par exemple, c'est la Sûreté du Québec (SQ) qui mène l'enquête sur la mort de Mohammadi. Si on se fie aux leçons du passé, il est peu probable que nous apprenions ce qui est vraiment arrivé, bien que plusieurs témoins étaient présents lors de l'intervention et une multitude de caméras de surveillance ont probablement enregistré les images de l’incident. Le résultat final de tout cela est une culture de l'impunité qui favorise l'usage d'une force démesurée pouvant entraîner la mort chaque fois que les policiers se sentent menacés.
La double peine : cibler les migrantEs
La précarité associée au statut d'immigration est un problème criant dans notre système et contribue à la marginalisation des migrantEs. Plus précisément, Farshad Mohammadi était la victime du système de «double peine», une politique draconienne qui découle de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Cette politique stipule que les résidentEs permanentEs peuvent être déclarés «inadmissibles», se voir retirer leur statut et risquer l'expulsion si on leur attribue le qualificatif nébuleux de «grande criminalité». Les migrantEs qui n'ont pas obtenu la citoyenneté canadienne font face à une situation révoltante: un emprisonnement suivi d’une expulsion, pour le même crime. Les migrantEs pauvres et raciséEs sont donc particulièrement à risque, étant donné que le profilage racial et le profilage social sont très présents à Montréal.
Mohammadi, un réfugié iranien parrainé par le gouvernement canadien, avait obtenu la résidence permanente en 2006. En 2009, il a été reconnu coupable d'entrée par effraction dans un immeuble non résidentiel et condamné à un jour de prison. En mai 2011, Mohammadi a été déclaré «inadmissible» à cause de sa condamnation, même s'il avait purgé sa peine. Purger une peine d’emprisonnement est habituellement considéré comme « payer sa dette envers la société ». Cependant, ceux qui n’ont pas la citoyenneté canadienne paient non seulement « leur dette », mais perdent également leur droit de rester légalement au pays ! Cela rend compte d’une cruelle discrimination, systémique et enchâssée dans la loi, contre les demandeurs et demandeuses d’asile acceptéEs et les résidentEs permanentEs. La nature arbitraire et nébuleuse du qualificatif de « grande criminalité » est ici évidente : un crime non-violent n’ayant fait aucune victime remplit les critères de Citoyenneté et Immigration Canada. Dans le cas de Mohammadi, ce qui est d'autant plus choquant, c’est qu’il est peut-être entré par effraction dans un immeuble non résidentiel simplement pour se trouver un endroit où dormir !
Arash Banakar, l'avocat ayant pris en charge le dossier d'immigration de Farshad Mohammadi, croyait que l'avis d’expulsion serait infirmé dû au fait que les autorités canadienne avaient reconnu que Mohammadi était persécuté en Iran à cause de ses origines kurdes, et qu'il serait de nouveau à risque de persécution s’il était déporté. Par ailleurs, l’acte criminel dont Mohammadi avait été accusé ne comportait pas de violence envers un individu et avait donné lieu à une sentence minimale. Malgré cela, selon Banakar, Mohammadi était dans un «état de panique extrême» dû à la crainte d'être renvoyé en Iran — un état causé par les lois canadiennes en immigration. Nous ne pouvons qu'imaginer l'état d'esprit dans lequel il se trouvait au moment de l'intervention policière...
Capitalisme, frontières et contrôle policier : les causes de la marginalisation et de l’injustice
Les réalités de la vie dans la rue, et les problèmes de santé mentale qui peuvent les accompagner, ont bien évidemment joué un rôle dans la mort de Mohammadi. Il est tout de même injuste de sous-entendre, comme certains l’ont fait, que les personnes itinérantes sont problématiques parce qu’elles sont par définition menaçantes ou violentes. En fait, à notre connaissance, aucun sans-abri n’a été responsable d’un homicide à Montréal, tandis que, depuis juin dernier, les policiers montréalais ont tué deux sans-abris.
L'itinérance est un problème, mais il n'est pas causé par les sans-abri eux-mêmes. Elle est causée par une économie qui permet, et encourage, l'accumulation asymétrique de richesses pour certains, au détriment des autres, à travers l’exploitation et l’oppression. La pauvreté devient structurelle, elle ne survient pas par hasard. Quelques personnes sont riches parce que beaucoup sont pauvres. C'est ainsi que les conditions qui créent l'itinérance et favorisent les maladies mentales peuvent exister. Les conséquences qui en découlent ne devraient pas être vues comme une surprise.
À la lumière de la mort de Farshad Mohammadi, on ne peut ignorer l'existence d'injustices flagrantes: la pauvreté, l'itinérance, les détentions et les expulsions, le profilage et la criminalisation des communautés marginalisées, la violence et l'impunité policière. Tout cela doit être combattu et prendre fin.
Dans une entrevue publiée récemment, une personne se présentant comme un ami proche de Mohammadi a déclaré que ce dernier espérait déménager à Ottawa pour commencer une nouvelle vie. Malgré toutes les épreuves qu'il a endurées, il espérait encore avoir un meilleur avenir. Peut-être que l'ironie la plus cinglante dans le cas de Mohammadi est qu'il a fui l'Iran pour éviter la persécution et la mort. Il a plutôt connu les deux ici au Canada, un pays qui proclame être une société juste et libre. Juste et libre pour qui? Certainement pas pour les gens comme Farshad Mohammadi.
Anne-Marie Gallant est membre du groupe Solidarité Sans Frontières, une organisation qui milite pour la justice pour les migrants. Dans les dernières années, elle a été impliquée dans plusieurs projets féministes et dans le mouvement étudiant, tout en s'intéressant aux luttes contre la brutalité policière. Elle travaille comme infirmière en santé mentale.
Robyn Maynard est auteure, travailleuse communautaire et militante. Elle est impliquée dans plusieurs campagnes contre la violence policière et le profilage racial, et fait partie de la campagne Personne n'est illégal.
Samir Shaheen-Hussain est un militant antiautoritaire et anticapitaliste qui fait partie de la campagne Personne n’est illégal. Au fil des années, il a été impliqué dans des campagnes de solidarité avec les Autochtones, de justice pour les migrants, contre la brutalité policière et pour la justice dans le domaine de la santé. Il travaille comme pédiatre dans une salle d’urgence.
Plusieurs autres militantEs montréalaisES ont aussi contribué à l'élaboration de ce texte.