À l’instar de plusieurs, Anna Kruzynski a commencé à militer le mouvement étudiant. Rapidement, elle s’est butée à la difficulté de changer les choses de l’intérieur. C’est toutefois les formes organisationnelles non hiérarchiques et la série d’actions directes qui ont marqué la fin des années 1990 comme le Plan G, l’Opération SalAMI, l’occupation du Conseil du patronat du Québec et l’occupation du bureau du recteur à McGill, qui sont venues confirmer beaucoup de sentiments et de valeurs chez la militante. « C’est à partir de ce moment-là que je suis devenue à la fois anticapitaliste et féministe », explique-t-elle.
Celle qui a également été du collectif féministe radical Némésis a été influencée dans son militantisme par plusieurs personnes, dont Isabelle Matte, organisatrice communautaire à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles qui lui a partagé connaissances, habiletés, optimisme et espoir. Les femmes du collectif Courtepointe ont également ponctué son parcours par leur soif de justice sociale et leur persévérance dans le temps. Puis, il y a Marcel Sévigny, militant anarchiste, avec qui elle a fondé la Pointe libertaire en 2005 et qui lui a permis de faire le pont entre ses idées radicales et l’organisation révolutionnaire sur un territoire donné.
Le Journal des Alternatives s’est entretenu avec Anna Kruzynski, militante depuis près de 20 ans et professeure agrégée à l’École des affaires publiques et communautaires à l’Université Concordia.
Journal des Alternatives (JdA). Comment intègres-tu l’anarchisme dans ta militance ? Comment le vis-tu au quotidien ?
Anna Kruzynski (AK). Être anarchiste, c’est un peu être une étrangère dans sa propre société. Dans ma vie quotidienne, dans mes implications militantes, dans mes relations interpersonnelles, à mon travail. À tous les niveaux en fait, j’ai une boussole éthique avec laquelle je me promène. Là-dedans, il y a des valeurs comme la solidarité, la justice sociale, l’autonomie, l’autodétermination, l’autogestion, le respect, l’aide mutuelle, etc. Des valeurs qui ne sont clairement pas celles de la société dans laquelle on est.
Pour moi, ce qui importe, c’est notamment l’autonomie d’agir en fonction de nos valeurs, ce qui implique d’adopter une stratégie dite de conflit face à l’État et aux élites économiques. Agir pour éradiquer les causes de l’exploitation et de l’oppression. Agir, oui, mais en fonction de décisions prises par celles et ceux qui sont directement concernés-es – l’autodétermination – et qu’on s’organise pour avoir une prise sur l’opérationnalisation de ces décisions – l’autogestion.
L’anarchie, rappelons-le, c’est ni dieu, ni maître, ni patron, ni patrie.
JdA. Qu’est-ce qui te tracasse ces temps-ci en termes d’enjeux ?
AK. Présentement, je trouve qu’il y a une conjoncture où les gens se posent des questions sur nos systèmes politiques au Québec avec toute la corruption qu’il y a eu et ce sentiment que jamais rien ne change, que ça fait juste empirer. Pour moi, c’est une conjoncture dans laquelle on pourrait apporter des positions plus anarchistes, antiautoritaires des systèmes politique et économique de par les penseurs, mais aussi de par les initiatives d’un peu partout dans le monde.
Une chose que je me suis aperçue, et je m’en aperçois de plus en plus dans le mouvement anarchiste, c’est qu’il y a très peu de discussion, et même de reconnaissance, de l’impact d’être impliqué dans ce mouvement-là, ce que ça peut avoir dans ta vie et sur toi-même. Il y a beaucoup de gens de mon âge qui sont en burn-out. De plus en plus, il y a des collectifs qui se mettent sur pied pour adresser ces questions-là. Et je trouve que c’est important d’avoir un équilibre et de s’occuper de soi-même, d’être en contact avec ses émotions, mais aussi avec son être interne et de s’écouter.
JdA. Tu t’impliques beaucoup dans ton quartier, Pointe-Saint-Charles. Sur quels enjeux vous penchez-vous ?
AK. La chose que je trouve la plus inspirante dans le mouvement anarchiste, dans le Sud-ouest, à Pointe-Saint-Charles en particulier, c’est le fait qu’on se soit approprié certains espaces dans le quartier. On se les ait appropriés par de l’action directe illégale, mais avec les années, c’est devenu des espaces ou des institutions qui font maintenant partie de la vie de quartier. Par exemple, le Jardin de la liberté, qui était un champ d’herbe à poux qui a été revendiqué pendant des années pour qu’il soit transformé en espace vert. Finalement, on a décidé de le faire nous-mêmes. On a fait une guérilla jardinière et on l’a transformée en jardin. Cinq ou six ans plus tard, cet espace-là va être zoné vert.
Et la murale est un autre bon exemple. Ça fait je ne sais pas combien d’années que le quartier revendiquait une murale sur ce mur aveugle [situé sur la rue Knox, entre Hibernia et Charon,] et on a fait une action directe. On a commencé à peinturer sur le mur. On s’est fait arrêter et on a préparé notre autodéfense. Pendant toute cette année-là, entre le jour où on a été arrêté et le jour du procès, j’ai négocié avec le CN pour qu’on puisse faire une murale. Et là on a un énorme projet : 160 personnes ont été impliquées là-dedans. Il y a eu une solidarité vraiment incroyable autour des activités de quartiers. [NDLR : Les résident-e-s du quartier revendiquaient une murale depuis près de 20 ans sur un mur appartenant au CN et diverses actions directes depuis 2006, notamment par des militant-e-s de la Pointe libertaire et de l’Opération populaire d’aménagement, ont été prises pour se faire entendre. Pour en savoir plus sur le contexte.]
Dernièrement, il y a eu un acte raciste. Des gens sont venus peinturer le visage de la femme africaine en blanc. Il y a eu une réaction spontanée dans le mouvement anarchiste. Ça a été hallucinant et c’est une autre force. Le soir même ou à peine deux jours plus tard, il y avait une grosse bannière antifasciste d’affichée sur le viaduc et c’est du monde dans le mouvement anarchiste qui ont mis ça là.
Il y a aussi une nouvelle lutte : À qui la pointe ? à Pointe-Saint-Charles, avec le FRAPRU. Il y a déjà des petites actions qui se font de réappropriation. De grandes affiches qui disent « À qui la pointe ? », « Trop de condos », « Je veux rester dans mon quartier » ont été mis partout sur des babillards, des poteaux et des bâtiments abandonnés. Il y a eu aussi une action contre Nordelec qui est un gros projet de condos. 80 % des gens de Pointe-Saint-Charles ne peuvent pas se payer un condo dans les condos qui sont en train d’être construits. Qu’est-ce qui va se passer ? Les loyers vont augmenter et ils vont devoir s’en aller. Il faut vraiment qu’il y ait du logement social. […]
Et il y a les enjeux liés au transport. C’est l’embouteillage constant à cause de la construction, des ponts et du surplus de voitures. Toutes les rues sont bloquées de Pointe-Saint-Charles à l’heure de pointe. Pas juste la mienne ! Je n’avais pas réalisé, mais toutes les rues qui sont parallèles à Wellington sont bloquées. La rue Centre, complètement bloquée. L’autobus ne peut même pas avancer !
JdA. Ce que vous faites dans Pointe-Saint-Charles est très inspirant. As-tu des conseils pour ceux et celles qui voudraient faire la même chose dans leur propre quartier ?
AK. Des fois, tout ce que ça prend, c’est de commencer par un petit projet. Je pense que c’est d’essayer d’identifier dans son quartier quel symbole ou quel espace on pourrait se réapproprier, de faire campagne autour de ça et de se le réapproprier sans demander la permission à personne. Tu peux toujours demander en premier pour la forme, mais il faut que l’analyse radicale, anticapitaliste, antipatriarcale soit présente dans le processus dès le début.
Par exemple, un jardin collectif, c’est une alternative, mais il n’y a pas nécessairement l’analyse politique qui vient avec. Pour moi, l’aspect pollinisation des idées et des pratiques est important. Et ça veut dire dès le début qu’il y a une conscience que ce qu’on fait ne sera pas complémentaire avec le système capitaliste en place. On veut que ce soit une brèche et qu’on réfléchisse à ce qui fait que c’est une brèche parce que c’est parfaitement complémentaire d’avoir un jardin collectif où tous les « pauvres » vont aller se nourrir. Comme ça, l’État se sent moins responsable.
À Pointe-Saint-Charles, on a réussi à établir des liens avec le milieu communautaire. Des fois, on peut penser qu’on peut créer quelque chose dans un quartier sans avoir des liens avec les institutions politiques qui existent déjà. Mais tu ne peux pas juste créer un groupe anarchiste à côté sans avoir de lien, ça ne marche pas.
Je pense aussi que c’est important de toujours maintenir des liens, de soutenir et d’être solidaire des luttes de perturbation à grande échelle. Des luttes de quartier, il faut le faire pour beaucoup de raisons et surtout pour la construction d’un système alternatif, mais il faut aussi faire une perturbation à grande échelle, à un niveau plus large que le quartier.
JdA. Quel serait ton plus grand rêve de militante ?
AK. Être dans une société où l’économie et la politique seraient complètement différentes. Que l’économie soit organisée autour des besoins et des désirs des gens et non pas organisée autour de la quête de profit. Qu’on travaille pour subvenir à nos besoins et à nos désirs. Qu’on ne soit pas aliéné et loin du produit de notre travail. Qu’on puisse voir le produit de notre travail, être en contact avec. Que ce soit à plus petite échelle et que ça respecte plus la terre. Qu’on ait plus de temps pour s’impliquer dans la gestion de notre vie, donc dans la politique.
Pour moi, ça serait ça mon rêve de militante, qu’on vive dans une société complètement autre. Je sais que je ne verrais pas ça de mon vécu, mais j’essaie de me motiver pour continuer à militer sachant que ce qu’on fait aujourd’hui peut contribuer à ce qui va arriver dans le futur !
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Cet article a été initialement publié sur le Journal des alternatives et a été reproduit ici avec permission.