Le documentaire Les criminelles de Jean-Claude Lord présente des interviews de femmes en lien avec l’industrie du sexe, d'intervenantEs œuvrant, de près ou de loin, auprès des personnes marquées par la sphère prostitutionnelle et d'un homme-prostitueur handicapé. Ces personnes, majoritairement du sexe social «femmes» ayant ou étant dans l’industrie du sexe, portent un discours pouvant aisément être qualifié de pro-travail du sexe.
Suite au visionnement de ce documentaire, une critique féministe matérialiste, anarchiste et abolitionniste s’impose. Loin de moi l’idée de faire la «morale» aux personnes dans la prostitution ou ayant été dans la prostitution qui se sont exprimées dans ce documentaire ou de nier leurs discours et leurs vécus, mais je crois pouvoir légitimement exposer mes critiques quant à ce documentaire; en tant que femme ayant été dans la prostitution, côtoyant des femmes prostitutionnalisées et militant avec elles, entre autres, pour l’abolition de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales.
Grossièrement, ce documentaire montre la prostitution comme un choix, relevant de décisions éclairées et libres tel un métier dont les désagréments principaux seraient causés par la stigmatisation sociale l’entourant et voir même, un moyen comme un autre de vivre sa vie de femme. Cependant, il faut souligner la présence de nombreux témoignages rapportant des vécus de répressions policières et judiciaires, car la décriminalisation des personnes-prostituées (très majoritairement des femmes ou des fillettes) dans l’industrie du sexe est le point en commun entre les abolitionnistes et les pro-travail du sexe. Cela dit, ma militance ne se situe pas vraiment dans un cadre étatique.
Ce cinéaste, un homme blanc, favorisé socioéconomiquement et hétérosexuel, avance que la soi-disant aversion pour la nudité est grandement responsable des oppressions prostitutionnelles (une section du documentaire est d’ailleurs réservée à son ami nudiste!), alors qu’elle est omniprésente dans la marchandisation du corps des femmes. Il est clair que son analyse est boiteuse : « Pourquoi deux adultes consentants qui font l’amour en échange d’argent, c’est criminel, mais ce ne l’est pas quand il y a échange de voyage ou de souper par exemple. Quelles sont les conséquences de cette hypocrisie sociale sur la violence faite aux femmes et sur la santé publique?».
Ce qui est remarquable dans ce documentaire, c'est l’individualisation et la romantisation de la prostitution qui évacue les effets de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales sur les femmes-prostituées et sur la classe des femmes, puis qui banalise son imbrication dans les rapports de domination et les structures d’oppression. Cette perspective défend aussi, selon moi, les intérêts du lobby de l’industrie du sexe récupérant une portion plutôt privilégiée de femmes dans la prostitution.
Éloge du néolibéralisme
Le capitaliste néolibéral s’appuie sur des idéologies individualistes prônant ledit libre-choix des Individus tout en nous matraquant avec un discours des libertés soi-disant individuelles. Le discours pro-travail du sexe s’inscrit dans cette idéologie dominante, en individualisant les conditions matérielles d’existence de la classe des femmes (et de la sous-classe des femmes-prostituées).
La prostitution fait partie intégrante du continuum d’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes et s’insérant dans les systèmes d’oppression comme le racisme, le (néo)colonialisme, l’impérialisme et l’âgisme, sans oublier les rapports de classe, la mondialisation néolibérale, l’exploitation salariée du mode de production capitaliste et la répression/complicité de l’État. La prostitution ne peut se concevoir en tant que choix individuel extirpé des rapports sociaux ambiants ou en tant que libération personnelle (des femmes). Même s’il séduit certaines personnes, l’effort de projection de la prostitution dans un monde utopique postrévolutionnaire ne m’intéresse guère. Pas plus d’ailleurs que le discours qui vise à améliorer et à aménager l’exploitation plutôt qu’à l’abolir.
Une expérience de dépossession
Pour ce qui est du caractère sexuel de cette exploitation commerciale, il est pour moi, en tant que femme socialement marquée et appropriée, ardu de différencier spécifiquement la sexualité prostitutionnelle, le viol, la sexualité normalisée, la sexualité pour soi et les diverses pratiques dites révolutionnaire de la sexualité; car les rapports prostitutionnels s’imbriquent dans un ensemble de contraintes sexuelles dépossédant les femmes. La prostitution est une forme de contrainte encadrant le sexe social femmes qui a un mode de fonctionnement indissociable du viol, de la pornographie, du régime du mariage, du dressage au coït, de la reproduction forcée, de la division sexuelle de l’espace et du travail et du régime hétérosexuel. À cela, imbriquez le (néo)capitalisme, le classisme, le racisme, le colonialisme, l’impérialisme et l’âgisme.
Je ne peux pas exprimer un point de vue romantique quant à la prostitution, car les hommes-prostitueurs et les proxénètes (même les plus insidieux) s’approprient spécifiquement, et ce, d’une manière collective, une catégorie de femmes par le marquage prostitutionnel du corps de classe des femmes. Le rapport prostitutionnel, indissociable des structures oppressives, ne peut être considéré comme une simple relation consentante entre deux adultes, comme un rapport de réciprocité ou comme une émancipation mutuelle face aux diktats moraux.
Les criminelles veut nous faire voir les femmes prostitutionnalisées comme des femmes, bien souvent blanches, dans la trentaine, sans proxénète et ne consommant majoritairement pas de drogues en évacuant leur insertion dans une industrie du sexe mondialisée ayant recours au trafic des femmes et des filles. Il présente les femmes-prostituées comme des artistes, des courtisanes indépendantes et glamour, partageant de l’amour, de l’affection. D’ailleurs, une femme apparaissant souvent dans le documentaire n’est finalement qu’une comédienne (Julie Prieur) affiliée à Lord. Quant aux hommes-prostitueurs, ils n’obéiraient qu’à des besoins primaires dissociées des structures patriarcale, capitaliste, colonialiste, raciste, impérialiste, classiste et étatique.
Normalisation ou abolition ?
Viser l’amélioration des conditions de prostitution comme finalité politique signifie pour moi, et pour beaucoup d’autres consœurs, réformer des structures d’exploitation. Nous voulons des alternatives à la prostitution, une révolution des rapports sociaux et des structures sociales. Bien souvent, la déstigmatisation de la prostitution est présentée comme étant la solution, car il semblerait que le jugement des Individus entrave l’émancipation des femmes dans la prostitution; les prostitueurs subiraient aussi l’étiquette de «mauvais hommes». Les faits démentent ce beau discours. L’âge moyen d’entrée dans la prostitution se situe entre 13 et 15 ans pour plus de 80% des personnes prostituées et neuf femmes prostituées sur dix dépendent d’un proxénète (ATTAC, Mondialisation de la prostitution, 2008, p.15 et 77). Il faut aussi souligner qu'entre 92 et 95 % des personnes prostituées désirent quitter la prostitution (idem, p.76). Pour ce qui est de la classe des hommes, peut-on accepter le discours évoquant les pulsions sexuelles impérieuses des hommes-violeurs? J’ose croire que non. Il est donc incohérent de lutter pour le consentement dans les rapports sexuels tout en catégorisant la prostitution comme consensuelle. C’est une agression sexuelle monnayée.
Il y en a qui veulent évacuer du mouvement des femmes le projet abolitionniste sous prétexte qu’il serait antiféministe (cette notion à la mode). On va jusqu’à accuser les « abolos » des violences envers les femmes-prostituées. Bref, ce qui m’enrage le plus, c’est que l’on encourage les femmes dans la prostitution, ou celles en étant sorties, à détester les abolitionnistes, au lieu de les laisser détester légitimement les prostitueurs, les proxénètes, le patriarcat, le capitalisme, le racisme, le colonialisme, l’impérialisme…
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