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Détournement de la Commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues

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Détournement de la Commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues

par Lee Lakeman, Vancouver Rape Relief Center

(traduit par Martin Dufresne et disponible à http://sisyphe.org/spip.php?article4006)

La Commission Oppal d’enquête sur les femmes disparues a commencé ses travaux le 11 octobre 2011. Elle a pour mandat de comprendre pourquoi Robert Pickton a pu échapper à la justice pendant si longtemps.

Nous venons de subir deux jours de témoignages nauséabonds à la Commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues, dont Radio-Canada a retransmis en direct les audiences : celles qui en auront la patience peuvent aussi les écouter sur le site Web de la Commission. Jusqu’à présent, cela se résume à une démonstration sommaire en matière de contrôle idéologique : prêter du crédit à quelqu’un, John Lowman, à titre de témoin expert, le laisser inventer de la « science » ou un « avis d’expert », puis le laisser consulter le gouvernement afin d’établir des « critères de référence » ; il pourra ensuite comparer des faits à ces critères pour le reste de sa carrière afin de se donner raison et – oh oui, très important, le laisser caractériser ses opinions comme étant de « gauche », de sorte que tous les gars puissent se sentir progressistes et que personne ne pointe du doigt le sexisme meurtrier de cette mascarade.

Choix discutable des spécialistes

Le géographe Lowman, qui s’auto-promeut spécialiste du contrôle social et de l’occultation de la criminalité au moyen du droit, s’est vu couronné aujourd’hui par Art Vertlieb, avocat de la Commission d’enquête. « Personne au Canada n’a travaillé plus longtemps sur la question », a lancé Vertlieb pour sceller leur accord, et pas un des hommes réunis dans la salle n’a contesté cette prétention. L’avocate du gouvernement fédéral dans le dossier n’a pas non plus contesté cette affirmation. Comme ces gens ont facilement rejeté les quarante ans de travail féministe sur cet enjeu, dont la revendication d’une dépénalisation des femmes et d’une criminalisation des proxénètes, des clients et des propriétaires de maisons de débauche et, ce, depuis la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, en 1970 ! Comme ils ont rapidement escamoté des groupes de femmes, tel le Vancouver Rape Relief & Women’s Shelter, qui avait obtenu le statut d’intervenante par l’entremise de la Coalition pour l’égalité et la sécurité des femmes. Pas d’avocatE, pas d’influence. Comme ils ont facilement défini l’univers comme la somme des forteresses institutionnelles que contrôlent les hommes : cela ne leur donne pas raison, mais cela leur assure une telle sécurité qu’ils vont pouvoir se donner le change mutuellement.

On ferme les yeux sur le fait que Lowman chante le même refrain pro-légalisation depuis qu’il a convaincu un avocat du ministère de la Justice d’accepter son expertise en géographie comme cadre de référence criminologique pour évaluer toute nouvelle donnée statistique. On ferme les yeux sur le fait que les recherches qu’il cite ces jours-ci sont habituellement le fait de ses étudiants et viennent, bien sûr, confirmer ses dires.

Lowman passe pour un progressiste en se référant aux notions de race, de classe et de genre, mais a peu d’appuis parmi les antiracistes, les pauvres et, surtout, les féministes. Les solutions « sécuritaires » qu’il préconise aujourd’hui vont de rapports plus amicaux entre les flics et les dépossédées à un meilleur éclairage des zones industrielles en passant par des drive-in réservés à la prostitution. Ce ne sont pas les formes de sécurité ou de libération que cherchent la plupart d’entre nous.

Lowman, le grand spécialiste, a affirmé aujourd’hui que Pickton n’était « pas un prostitueur », sous prétexte que sa violence était préméditée. « Un prostitueur, a-t-il prétendu, est quelqu’un qui passe un contrat pour du sexe et paie comme il s’y est engagé. » Donc, comme Pickton avait l’intention de s’en prendre à ses victimes – et même de les tuer – cela le disqualifie comme prostitueur !

Tueur, donc pas prostitueur !

Pickton a commis des meurtres en ramassant des femmes à Vancouver avec cette intention ; donc, à en croire Lowman, nous pouvons toutes arrêter de parler de prostitution et du fait que la police de Vancouver l’a laissé commettre de la prostitution. À moins que le message soit simplement que nous n’avons rien à craindre d’un prostitueur ordinaire…

Cette entourloupette, cette tournure de phrase, ce plaidoyer idéologique de la part du grand Lowman a très bien servi les intérêts des autres hommes présents dans la salle d’audience. Ils pourraient s’en servir pour dire que le crime (d’assassinat) s’était sans doute produit sur le territoire de Vancouver et mettait donc en cause le Service de police de Vancouver, et non seulement le Détachement de la GRC de Coquitlam (où ont eu lieu les meurtres). Mais, ils ont volontairement ignoré que l’aspect d’impunité, sinon d’institutionnalisation, des crimes commis par Pickton à Vancouver (prostitution, exploitation sexuelle et voies de fait) avait permis, voire facilité, le crime d’assassinat à Coquitlam.

On a vu avec stupéfaction des hommes s’empresser de se renvoyer la responsabilité les uns aux autres, de chercher quelle bille avait poussé quelle bille dans quel cercle, sans tenir compte du tour de passe-passe ou de la propagande pro-prostitution sur laquelle elle s’appuyait, ou de la probabilité de voir d’autres femmes violentées et assassinées. Il y avait de quoi être reconnaissante aux ONG d’avoir décidé de se retirer des procédures de cette enquête. Leur absence dévoilait clairement le patriarcat au travail.

L’affirmation de Lowman selon laquelle Pickton faisait juste « semblant d’être un prostitueur », afin de faire ce qu’il voulait des prostituées jusqu’à et y compris les tuer, équivaut à dire que l’assassin d’une femme mariée fait simplement semblant d’être un mari, afin de pouvoir violenter impunément « sa » femme, ou qu’un pillard de Wall Street fait semblant d’être un capitaliste afin de voler. C’est exactement ce que promet l’institution.

Plus tôt, alors que Gordon Campbell était encore premier ministre, les femmes du Vancouver Rape Relief ont organisé un petit moment médiatique en face de son bureau ; quatre femmes de notre collectif ont apporté des boîtes fermées étiquetées des noms de différentes autorités : la province et la ville qui en dépend, les différents corps policiers, le gouvernement fédéral et l’industrie du sexe. Ces boîtes contenaient des récits dont dépassaient et pendouillaient des bouts de papier, des bouts d’éléments de preuves dont nous disposions déjà, des bouts de documents, ainsi que des poupées de papier représentant des vies de femmes que nous connaissions, au sujet desquelles personne ne nous avait rendu de comptes.

Occulter les véritables preuves

Nous avons appelé cela la version « boîtes fermées » d’un récit véridique : des boîtes grossièrement fermées. Indépendamment de leur taille et de leur nombre, on les a conçues pour nourrir un besoin de récit bien différent du projet de mettre fin à la violence contre ces femmes. Cette image a fait valoir que de telles boîtes ne contenaient pas et ne pouvaient pas contenir tous les faits qui importent au sujet des femmes disparues et assassinées de Vancouver.

La liste s’allonge encore et encore : les 170 femmes prostituées qui avaient fait appel à Vancouver Rape Relief & Women’s Shelter au cours de ces cinq années, les femmes qui n’étaient pas prostituées, les femmes vivant avec une déficience mentale et/ou de l’aide sociale, les femmes qui ont essayé de signaler Pickton, le tiers des femmes racisées en tant que femmes autochtones, les deux tiers qui ne l’étaient pas, les menottes qu’utilisait Pickton, la régularité de ses sites de prostitution, les centres de réduction des méfaits où il cherchait et trouvait de nouvelles proies, ses éventuels complices en conspiration, le repaire des Hell’s Angels en face de chez lui, le lien des Hells avec le club de danseuses situé en face du poste de police, le bar clandestin Piggy’s Palace, la famille de Pickton et l’absence d’arrestation, d’accusations, d’avertissements et même de soupçons, la stupidité de la police et, bien sûr, la possibilité d’une collusion de la police...

Cette action n’était qu’une petite partie des pressions que nous avons multipliées pour obtenir une forme ou une autre de procédure publique, dont éventuellement une enquête judiciaire. Nous nous préparions à un rapport interne qu’aurait soigneusement laissé « filtrer » le Service de police de Vancouver, où Doug Lepard aurait abondé en excuses, tout en refusant de prendre la responsabilité de cet échec ou de lever le voile sur toute l’histoire. Mais voilà que la GRC nie toute responsabilité et riposte par une querelle de compétences, renvoyant à la nécessité d’une coordination régionale des corps de police. Comme si le fait de coordonner l’idiotie et le sexisme était une amélioration !

Nous nous préparions pour le rapport du Conseil de Ville de Vancouver, déposé la semaine dernière, qui nous dit sans détour que la prostitution est toujours « sexospécifique » et toujours « dangereuse », hautement « raciste », que oui, elle implique souvent « de la traite », qu’elle implique souvent des « enfants », qu’elle implique des femmes qui « veulent en sortir », qu’elle implique généralement des « femmes désespérées ». Et puis, après mûre réflexion, les conseillers conviennent que ce que nous devons faire, c’est décerner des permis aux salons de massage pour que nous puissions faire la différence entre la prostitution légale et illégale, ce qui, on ne sait pas encore comment, créera de la sécurité. Mais pas de nouveaux inspecteurs ou d’argent pour les stratégies tant vantées de réduction des méfaits, et pas de directives aux forces de l’ordre d’arrêter les prostitueurs, les souteneurs et les propriétaires de bordels.

Déni de la violence envers les femmes prostituées

Nous nous préparions à l’intervention du gouvernement fédéral dans la cause Bedford, où leurs avocats ont plaidé pour le statu quo fondé sur l’idéologie conservatrice. Ils auraient pu admettre que la prostitution est un crime sexospécifique et que les forces de police pourraient et devraient protéger les victimes. Ils auraient pu dépénaliser les femmes et les enfants et les quelques hommes prostitués et appliquer réellement les lois contre leurs agresseurs. Mais ils se sont plutôt accrochés au refus néolibéral, et dépourvu de toute sexospécificité, de reconnaître la violence systémique du sexisme et du racisme, et donc de reconnaître au Canada les migrations forcées de femmes et d’enfants et la nécessité internationale de mesures de protection. Ils auraient pu admettre que la pauvreté, ancrée dans la vie des femmes par les politiques économiques fédérales – de la fiscalité à l’immigration – rend les femmes vulnérables et susceptibles d’être prostituées. Ils auraient pu reconnaître que le refus d’appliquer les lois contre les clients, les proxénètes et les propriétaires de bordels encourage la croissance de la demande.

À la fin du procès de Pickton, nous nous préparions au déni de ce qu’on pourrait éventuellement apprendre sur la prostitution comme violence envers les femmes. Et aujourd’hui, on en a la confirmation : les groupes de femmes ont quitté la salle. On a refusé aux femmes des honoraires juridiques ou toute autre ressource sur laquelle compter dans ce forum biaisé. Aucun groupe de femmes revendiquant l’égalité ne reste sur le terrain.

Seule une pratique androcentrique du droit prévaudra ici. Les hommes s’afficheront en spécialistes du récit et de l’analyse de la violence sexiste : deux services de police ratés et un spécialiste raté en profilage policier, un genre de « criminologue » raté, une pièce pleine d’hommes se représentant les uns les autres, un juge ex-politicien raté, et un avocat-chef masculin. Oh, vous pouvez parier qu’ils auront entre eux des désaccords virils sur le lieu du crime, sur le nom du crime, sur l’argent dû, sur les gens à poursuivre, sur le nombre de mortes, mais tout restera joliment dans les limites du cadre patriarcal existant. Ce seront leur nombre, leur expertise, leur enquête et leur vérité. Et vous pouvez parier qu’il y aura quelques données, quelques faits et beaucoup de récits de femmes qui ne trouveront pas place dans leur cadre, comme dans notre petite saynète de rue, mais avec des conséquences beaucoup plus graves. Tout cela restera à l’extérieur de ces boîtes hermétiques d’idéologie au service des hommes.

"Caractéristiques individuelles des victimes"

Le premier jour de l’enquête sur les femmes disparues, Oppal, ou son conseil Vertlieb, a énuméré ce qu’il a appelé les « caractéristiques individuelles » des victimes de Willy Pickton. Il a pris une voix compatissante destinée à attirer l’attention sur les réalités de la pauvreté, de la toxicomanie, de la prostitution de survie, du racisme, de la maternité, de la maladie et de l’invalidité. Bien sûr, ce n’était qu’une compilation très partielle. Nous ne savons pas encore combien de femmes ont été prostituées, torturées. Nous ne savons toujours pas combien sont mortes.

Cameron Ward a lu, en sa qualité d’avocat, les noms et de courtes notices biographiques des femmes dont il représente les familles et a ainsi essayé de leur donner une certaine présence à l’audience. Il a réussi à nous donner une idée de leurs relations en tant que mères et filles et sœurs, et un certain sens de leurs réalisations à l’école et au travail, de leurs luttes.

Ann Livingston, représentant le groupe des utilisatrices de drogue Vandu, a invité le commissaire Oppal à retrouver les enfants de chacune de ces femmes « vulnérables », ou sa famille, et de « leur présenter des excuses » en précisant qu’on n’avait pas discrédité leur mère comme prostituée et toxicomane, mais qu’on la considérait digne de respect « en tant que citoyenne ». Elle a demandé qu’il s’engage à « résoudre l’histoire de chaque femme ».

Je n’ai vu que la séance du matin et une partie de celle de l’après-midi, mais, pour moi, ce qui manquait, c’était la parole, une représentante de la voix collective des femmes. Je n’ai pas entendu l’avocate Robyn Gervais. Il se peut qu’elle l’ait fait. La Commission l’a embauchée lorsque le gouvernement provincial a refusé tout financement aux groupes de femmes, au groupe de femmes autochtones et aux groupes autochtones ; il ne reste sur place aucun groupe de femmes revendiquant l’égalité. On a embauché Gervais pour remplacer la voix des femmes et en particulier celle des femmes autochtones, alors peut-être qu’elle l’a fait. Mais, si elle l’a fait, personne ne l’a remarqué. Pas d’extrait sonore, pas de titre, pas de reportage au télé-journal du soir. Et comment, dans un tel environnement, pourrait-elle exposer tout ce qu’on doit dire sur ces enjeux, au nom des femmes et des Autochtones, particulièrement au nom des femmes autochtones ? Les transcriptions seront disponibles dans cinq jours et nous pourrons vérifier.

Conditionnement des peuples autochtones

Mais, selon mon expérience, tout ce discours sur des « femmes vulnérables » et des femmes aux « caractéristiques individuelles » illustre l’incapacité de comprendre le peu de chances données aux femmes de devenir autonomes et d’être considérées comme des individues ayant leur propre personnalité. On façonne les femmes autochtones et leur image par le conditionnement des peuples autochtones et, dès leur naissance, on dépeint, définit, détermine et limite les femmes à leur sexe.

« Vulnérables », dans ce contexte, signifie que beaucoup ont souffert toute leur vie de politiques sexistes et racistes, ont souffert dans leur famille de violences disproportionnées (en regard de l’expérience des hommes). Beaucoup sont nées dans une pauvreté sexospécifique avec peu d’espoir d’y échapper, ont enduré l’indignité d’une aide sociale insuffisante et contrôlante à l’égard des femmes. Elles ont vu leur vie abimée par des partenaires violemment sexistes, ont materné des enfants avec des ressources et un soutien insuffisants. Un État, qui leur refuse des services de santé et qui les arrête pour des crimes inévitables dans un contexte de pauvreté, les a ciblées de manière disproportionnée.

Ces conditions ne sont en aucune façon des « caractéristiques personnelles » autrement que par le fait que les femmes les vivent, une par une, comme un fardeau qui écrase leur âme et leurs chances de vie. Il ne s’agit pas d’une projection de leur individualité, de leurs désirs, de leurs besoins individuels, ou du potentiel de leur personnalité, mais plutôt des douleurs caractéristiques d’une vie soumise aux statuts d’Autochtone, de femme, ou des deux au Canada.

L’aide sociale, la prostitution, la parentalité, la violence anti-femme, la toxicomanie, le racisme et le colonialisme donnent tous une connotation de genre et de race aux mesures de contrôle, aux dommages et aux dangers qui affligent ces femmes. Il n’y a rien d’individuel à ces vulnérabilités : être autochtone ou être femme, c’est être vulnérable. Ce que nous revendiquons, ce sont des changements systémiques capables de réduire et d’éliminer ces vulnérabilités et de permettre à des caractéristiques personnelles ou individuelles d’apparaître.

1. Site de la Commission.

Ces notes sur l’audience ont été affichées sur sa page Facebook

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 octobre 2011


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